Le dirigeant n’est pas dans le monde de la pensée magique des mots et des images mais du réel. Il passe ainsi son temps à arbitrer et à donner du sens à ses équipes face à des injonctions paradoxales. La valeur d’un dirigeant, d’un manager ou d’un cadre est de savoir arbitrer entre des principes forts et porteurs pourtant contradictoires. L’éclairage de Christopher Hogg, Professeur Affilié à HEC Paris et Coordinateur Académique du Global Executive Master in Management (GEMM), dans cette première chronique.
Pour avoir un impact et exister, les contenus des réseaux sociaux regorgent de textes courts et percutants ou d’images à forts contenus émotionnels. Ils doivent pouvoir faire sens en quelques secondes au sein de communautés d’abonnés ou de suiveurs qui se regroupent autour de valeurs simples et partagées. Les valeurs de ces communautés sont souvent louables et positives. La nature même du fonctionnement de ces réseaux n’invite pas en revanche aux débats contradictoires et aux idées complexes qui demanderaient une réflexion de plus de quelques secondes et d’accepter l’altérité d’une pensée ou d’une opinion différente. Au contraire, une émotion communément utilisée sur les réseaux pour raffermir ces communautés est la colère en ostracisant constamment ses ennemis dès que les valeurs qui les unissent apparaissent attaquées ou menacées.
Un devoir de transparence
Cette caractéristique bien connue des réseaux sociaux a peu à peu gagné les modes de fonctionnement de nos entreprises avec la promotion de valeurs fortes qu’il s’agit de respecter au risque de susciter en réaction des levées de boucliers et des réactions très négatives, tant de nos clients que de nos collaborateurs ou des communautés au sein desquelles nos entreprises exercent leurs activités (les fameux « stakes holder »). A maints égards, cette évolution est saine, favorisant le devoir de transparence de nos organisations et rendant plus risqués les comportements déviants ou cyniques comme le « green washing » rapidement brocardés sur les réseaux. Pour autant ce mode de fonctionnement a aussi fragilisé le rôle des cadres et des dirigeants en remettant en cause l’exercice même de leur responsabilité de décideur, devenu beaucoup plus risqué et contestable qu’avant.
Savoir arbitrer
Si on exclut les problèmes réels de malhonnêteté, de turpitudes ou d’incompétences, le dirigeant prend rarement une décision qui va à l’encontre des intérêts de l’ensemble de ses « stakes holder ». Bien heureusement, il existe des décisions faciles à prendre et qui sont positives pour tous. Mais très souvent, la valeur d’un dirigeant ou d’un cadre sera justement de savoir arbitrer entre des principes forts et porteurs pourtant contradictoires. Le dirigeant n’étant pas dans le monde de la pensée magique des mots et des images mais du réel, il passe son temps à arbitrer et à donner du sens à ses équipes face à des injonctions paradoxales permanentes.
Bien entendu, cet exercice de la décision ne peut plus aujourd’hui se fonder sur le seul arbitraire solitaire d’un dirigeant qui serait réputé sachant ou plus éclairé que ses collaborateurs. Il se doit d’être partagé et débattu. Non pas à la mode des réseaux sociaux par l’unique pouvoir de la conviction, la simplification et l’ostracisme mais par l’humilité de traiter le réel dans toute sa complexité pour justement avoir un impact et créer effectivement de la valeur pour l’ensemble des parties prenantes dans toute leur diversité et altérité. L’idée n’est pas de retomber dans l’opposition éculée entre pragmatisme de Créon et idéalisme d’Antigone, mais plutôt de voir comment le dirigeant peut arriver à concilier des principes positifs pourtant a priori contradictoires. Il y a plus de 35 ans, dans son rapport éponyme, Mme Brundtland l’avait déjà fait avec la popularisation du concept de développement durable réconciliant le développement économique et la préservation de la planète pour les générations futures, principes qui jusqu’alors avaient été à tort très généralement opposés.
Se singulariser
Une première approche pourrait être de prendre deux principes positifs mais parfois contradictoires et de savoir comment en tant que dirigeant nous pouvons en débattre pour essayer autant qu’il se peut de les concilier pour fortifier nos arbitrages et mieux les partager tant en interne qu’en externe. Cela sera en tout cas l’objet de la série des articles à suivre en confrontant par exemple :
- Agilité dans un monde VUCA versus planification et vision de long terme
- Engagement versus prévention du burn-out
- Croissance versus écoresponsabilité
- Compliance versus Responsabilité
- Innovation versus Performance
- Réussites versus Résilience
- Data et digital versus Créativité et Sens collectif
- « Hard skill » versus « Soft Skill »
- Ouverture internationale versus Relocalisation
- Diversité et altérité versus Bienveillance et politiquement correct
Cette dialectique entre principes contradictoires est d’autant plus intéressante et pertinente pour l’évolution de nos rôles de dirigeants et de cadres, qu’elle nous singularise justement par rapport aux arbitrages visant à l’optimisation de nos seuls résultats selon des règles logiques préétablies et non contradictoires, champ d’actions où il devient de plus en plus difficile d’être compétitifs en tant que décideurs face aux algorithmes et à l’Intelligence Artificielle.