Comment expliquer que d’auteur-compositeur nourri de musique classique, Gainsbourg s’est transformé en un provocateur alignant les tubes funk salaces ? Tout le génie de ce chanteur perfectionniste aura été, constamment, de s’adapter. Pour innover, mais aussi se vendre.
Adaptation, opportunisme, mise en scène : ces mots-clés pourraient résumer la carrière de Serge Gainsbourg. À ses débuts, il joue dans des cabarets, puis devient auteur-compositeur. L’une de ses interprètes, Michèle Arnaud, le pousse à chanter ses compositions. Mais mal à l’aise sur scène, il peine à se vendre, et préfère “devenir un bon vendeur de chansons”. “Dans les années 1960, Gainsbourg est un artisan qui délivre à la chaîne des chansons à succès. Il écrit pour tout le monde, de Juliette Gréco à France Gall, de Petula Clark à Sacha Distel. Un nombre impressionnant de hits à la commande, dans un style tous azimuts”, note Ludovic Perrin, biographe du chanteur. Car au départ, le jeune artiste “écrit rive gauche, à la manière des romantiques du XIXe siècle”, avant de comprendre qu’il doit s’adapter à un paysage musical mouvant. Il se décide à écrire pour les chanteurs yé-yé, et à varier les genres. Il s’adonne notamment au rock, à la variété et à la pop, pour connaître lui-même le succès avec ses albums. L’un des grands talents de Serge Gainsbourg est aussi de savoir s’entourer.
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À cette époque où il écrit énormément, il réunit une petite équipe d’arrangeurs, chargés d’adapter ses mélodies. “L’histoire nous apprendra qu’ils ont fini par prendre part à la composition, sans être crédités. Mais toujours est-il que Gainsbourg s’est transformé en manager. Prenant des commandes auprès de nombreux interprètes, concevant des canevas, puis donnant des consignes, comme un directeur artistique”, relate Ludovic Perrin. Ses arrangeurs, dans l’ombre, sont en manque de reconnaissance, “mais il contrebalance cela par son humour et sa sympathie. Il ne les prend pas de haut, et réussit à les convaincre qu’ils participent à une grande aventure”. En 1971, Gainsbourg compose “Histoire de Melody Nelsom” pour Jane Birkin. “C’est quand il rencontre cette jeune actrice, issue de l’aristocratie anglaise et très show-business, qu’il s’installe dans un autre temps. Il passe des commandes effrénées au temps long de l’écriture. Il fait de Birkin sa muse et commence à se créer un personnage”, explique Ludovic Perrin. Petit à petit, il se laisse pousser les cheveux et la barbe, ses chansons sont de plus en plus provocatrices : “ainsi naît Gainsbarre, son alter égo”.
Opportunisme et packaging
Nombreux sont les témoignages qui racontent comment Gainsbourg venait aux enregistrements sans avoir “rien préparé”, avant d’écrire les paroles de ses chansons à la dernière minute. “Il a une méthode infaillible: pour chaque chanson il démarre avec un titre, parce qu’il a compris que le titre doit être la phrase principale du refrain et le thème de la chanson”, relate son producteur, Claude Dejacques. “S’il a des facilités comme mélodiste, il se montre tellement soucieux d’écrire des textes convenables, que l’accouchement des paroles est un cauchemar permanent. Dont il repousse l’échéance jusqu’à la dernière minute”, écrit Gilles Verlant dans “Gainsbourg” (Albin Michel, 1992). “C’était juste sa manière de créer. Perfectionniste, il a des difficultés pour écrire : c’est douloureux, mais c’est sous pression qu’il travaille le mieux”, explique Bertrand Dicale, lui aussi biographe de l’artiste.
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Dans les années 1980, Serge Gainsbourg continue d’innover dans ses chansons, d’un style à un autre. “Il avait avant tout des antennes bien dressées. Il donnait à chaque fois 500 francs de pourboire aux taxis. Pourquoi ? Pour les remercier de lui avoir raconté des histoires pour ses chansons”, estime Ludovic Perrin. “Gainsbourg, c’était quelqu’un d’ouvert. Il vous accueillait si vous sonniez chez lui. Il traînait dans les bars, écoutait les gens parler. Si bien que ses chansons étaient toujours en phase avec ce qui se disait dans la société”, ajoute-t-il. “De la même manière qu’il a flairé l’obsession érotique de la société française des années 1960, il a ensuite perçu une sensibilité pour ce qui n’est pas politiquement correct. Son vocabulaire, son attitude, ses thématiques ont ainsi fait de lui le complice d’une jeunesse anticonformiste”, explique Bertrand Dicale. Mais surtout, s’il semble avoir réussi à devenir une icône qui traverse les décennies, c’est grâce au marketing de soi. “Gainsbourg, c’est une marque. Il a compris que ce qui compte ce n’est pas que le talent, mais aussi savoir le vendre. Il met en scène son génie. Il fait du packaging”, explique Ludovic Perrin. Serge Gainsbourg adopte aussi une “stratégie d’occupation” des médias. “Il est très présent à la télévision, tout en saturant l’espace artistique disponible. Il se démultiplie, en menant plusieurs activités. Il devient cinéaste, acteur, publicitaire, écrivain ; parce que cela lui procure des revenus, mais aussi parce que cela lui permet de mettre toujours plus en scène son personnage”, constate Bertrand Dicale. Selon lui, le succès de Gainsbourg est surtout posthume : “toute sa vie, il aura connu de petits succès sporadiques, et beaucoup d’échecs. Et c’est justement parce qu’il a échoué qu’il a essayé beaucoup de choses, changeant constamment de styles (reggae, funk, hip-hop). À la recherche du succès et de la chanson ultime”.
Par Fabien Soyez