Quels changements ont pu induire la vague #MeToo et la pandémie ?
Charlotte Ringrave. Nous observons que le seuil de tolérance s’est déplacé et décalé avec le mouvement Me Too : depuis, nous avons clairement l’impression d’une plus grande libération de la parole et d’une plus grande écoute. D’ailleurs, les cas signalés de harcèlement sexuel et moral ont augmenté. Aujourd’hui, les modèles et les intentions sont requestionnés et on est plus attaché à leur impact. De même, la crise sanitaire a amené à repenser les organisations au travail, vers plus d’autonomie.
Marie Donzel. Avec l’évolution actuelle du monde du travail, certaines personnes ont beaucoup de pouvoir dans un cadre moins structurant que par le passé. Mais, d’une manière générale, il faut se demander comment certaines organisations, dans la manière dont elles sont cadrées ou non, favorisent, ou pas, les comportements ravageurs pour des individus et tout le collectif de travail…
Dans votre ouvrage, vous consacrez un chapitre au télétravail dont vous dites que c’est une fausse bonne idée en cas de harcèlement : pourquoi ?
Charlotte Ringrave. D’abord parce que l’on isole potentiellement la victime du collectif qui peut jouer un rôle de soutien et d’aide, de prévention mais aussi d’empêchement : certains harceleurs se retiennent davantage en public. Ensuite, parce que, justement, derrière son écran ou son smartphone, l’agisseur va potentiellement démultiplier ses actes violents, d’autant plus s’il se sent frustré car sa victime est éloignée : il risque de diversifier, voire d’intensifier, son harcèlement. C’est pourquoi le télétravail n’est en aucun cas une solution miracle pour préserver la victime du harcèlement.
Marie Donzel. De plus, nous alertons sur la nécessité absolue pour les managers de se former au management à distance, au mode de travail hybride.
Justement, comment les managers peuvent-ils agir face au harcèlement ?
Marie Donzel. Nous constatons que l’on a tendance à trop charger les managers, et ils ont eux-mêmes tendance à trop se charger. On leur demande beaucoup notamment en manageant par la confiance. Certes, ce sont des acteurs essentiels dans la prévention des risques psycho-sociaux. Mais nous pensons qu’ils doivent avant tout avoir du courage managérial, pas de la fierté managériale ! Ils sont responsables, mais doivent faire preuve d’humilité et de courage pour ne pas gérer seuls la situation. Il leur faut s’appuyer sur d’autres qu’eux-mêmes car, en voulant résoudre seul le problème, on prend du retard dans la mise en œuvre du signalement et des solutions.
Charlotte Ringrave. Il existe une dynamique d’auto-censure chez les managers : « C’est mon équipe, c’est mon problème, je vais gérer seul. » Ils ont peur de ce que l’on va penser d’eux s’il y a du harcèlement dans leur équipe : ils craignent que l’on considère cela comme un échec managérial. Or, il n’y a pas d’équipe qui va bien si le manager va mal… Il pourrait même risquer de devenir harceleur à son tour, à cause d’une trop grande charge de travail et un fort stress, ce qui provoque une dégradation en chaîne…
Marie Donzel. C’est pourquoi il est indispensable que les managers créent des réseaux de points de contact avec des personnes référentes qui soient formées à l’éthique et à la déontologie, notamment sur les questions de confidentialité. Et ce, afin que les signaux faibles remontent, car ils apparaissent souvent dans des moments informels, autour d’un café par exemple, et pas forcément lors d’un entretien formel. Ensuite, cela permet d’orienter plus vite les victimes vers les bons dispositifs.
Vous avez une approche systémique du harcèlement : comment se traduit-elle dans les faits ?
Charlotte Ringrave. Cela signifie que nous faisons la différence entre les personnes et leurs comportements et que nous nous intéressons à ce qui favorise ou empêche l’émergence du harcèlement, qu’il soit sexuel ou moral. Il est capital de s’interroger sur l’environnement au travail, la culture d’entreprise, la structure d’une organisation qui, parfois, permettent de se sentir autorisé à avoir un comportement de harcèlement ou, au contraire, le régulent. Ce qui n’empêche pas de condamner et sanctionner un comportement individuel, bien sûr.
Donc le collectif a un rôle crucial à jouer : de quelle manière, concrètement ?
Charlotte Ringrave. Il faut développer la co-vigilance, en impliquant tous les collaborateurs. Chacun doit se sentir légitime et autorisé à signaler un comportement de harcèlement. Le collectif est un levier de prévention primaire. Ce premier degré de prévention consiste à instaurer un environnement outillé, conscient, non permissif pour chercher à éviter le harcèlement. Le deuxième niveau de prévention, c’est repérer à temps les signaux faibles. Et le stade tertiaire, c’est agir et gérer les situations sensibles ou la crise avérée. En entreprise, il faut mettre en place ces trois niveaux de prévention.
Marie Donzel. La vraie difficulté, c’est au niveau secondaire : c’est là que se trouve la vraie zone d’arbitrage, une fois que le signal faible est remonté. Notamment quand la personne qui harcèle semble insoupçonnable ou qu’elle est clé pour l’entreprise : il faut alors faire preuve de courage pour prendre les décisions.
Charlotte Ringrave. Et c’est là que s’expriment les réflexes défensifs de l’organisation et des personnes de l’encadrement, le déni, l’autocensure, qu’il faut dépasser et éviter pour régler le problème…
(1) Le baromètre du harcèlement au travail – Qualisocial x Ipsos (2022)