Pourquoi tout manager devrait-il s’intéresser au Droit ?
Au premier abord, un manager peut se dire que le Droit, c’est beaucoup de procédures, réservées aux spécialistes et que cela ne sert à rien ! Or, en tant que manager, vous avez des droits et des devoirs. Certains textes vous concernent directement. Je pense, par exemple, à la délégation de pouvoirs qui nécessite une vraie réflexion avant de l’accepter, a fortiori dans les secteurs où le risque est important en matière de sécurité des personnes (Bâtiment, Travaux Publics, Transports ou Chimie).
Connaître les bases du droit du travail est aussi une source de crédibilité vis-à-vis de son équipe. Il y a une trentaine d’années, on pouvait se dire « c’est un truc de RH », ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le but n’est pas de devenir avocat ou juriste, mais d’éviter ce que j’appelle les « GG », c’est-à-dire les « Grosses Gaffes », qui peuvent nuire à votre entreprise mais aussi engager votre responsabilité. Et acquérir à l’inverse les « BR », autrement dit les « Bons Réflexes », surtout dans une société qui se judiciarise. Ainsi toute sanction disciplinaire doit être précédée d’un entretien préalable : rien ne peut être fait « immédiatement ». Le Droit aide à prendre les bonnes décisions en amont pour éviter les contentieux. Il s’agit de trouver rapidement des solutions adéquates, puis chercher à ce que le problème ne se pose pas à nouveau.
Vous êtes professeur de droit depuis 30 ans, en quoi la jeunesse d’aujourd’hui est-elle différente des générations précédentes ? Certaines idées reçues ont la vie dure selon vous ?
Au-delà du taux incompressible depuis la nuit des temps, ce ne sont pas des « fait-néant », contrairement au cliché le plus répandu (1). Ils sont investis, mais souhaitent du sens et un meilleur équilibre de vie. Ont-ils tort ? Si les dirigeants ont craint pour leur entreprise au début de la pandémie, ils se sont vite rendu compte que la boîte tournait bien à distance, et avoir du temps pour soi était aussi agréable ! On ne peut donc plus opposer les générations à ce sujet. Ces fameux « talents » veulent moins changer le monde que continuer à faire comme ils l’ont toujours fait, surtout après le premier confinement de 2020 : communiquer et travailler à distance, dans un rapport hiérarchique ne dépendant plus de leur place dans l’organigramme mais de l’expertise et de l’exemplarité de leur manager. Or, notre droit du travail reste encore fondé sur la « subordination juridique permanente ». Pour eux, ne plus faire 8h00-18h00 tous les jours au bureau est un acquis. Et beaucoup ne veulent plus seulement « travailler autrement », ils souhaitent « vivre autrement » : la rude transition écologique suite à la succession d’étés meurtriers est passée par là.
Vous évoquez le travail à distance : qu’est-ce que change fondamentalement le télétravail pour les managers ?
Ce qu’aucune loi n’aurait jamais pu faire, la pandémie l’a fait en une nuit, le 16 mars 2020 : passer cinq millions de salariés français en télétravail, à leur domicile. Cette expérience grandeur nature a fait tomber nombre de blocages et de tabous, notamment chez les managers. Problème : on a d’abord agi dans l’urgence, en plaquant à la maison la vie de bureau Or, ce n’est pas du tout pareil ! Pour les managers, le télétravail modifie profondément les rapports hiérarchiques autour de deux notions clés, pas forcément naturelles dans nos entreprises : l’autonomie et la confiance. Ensuite, la gestion quotidienne du télétravail n’est pas une sinécure : « Pourquoi Hubert peut télétravailler le mercredi et pas moi ? », « Il paraît que l’abonnement Internet doit être pris en charge », etc.
Si le télétravail est un avantage individuel plébiscité, il doit être envisagé de façon collective pour faire tourner au mieux les équipes : c’est sens des accords signés en 2023. Le suivi du salarié en télétravail et de son activité requiert enfin de la part du manager une attention spécifique aux conditions du télétravail, une bonne répartition des tâches, un traitement identique des salariés… Autant de points à évoquer (obligatoirement) lors de l’entretien annuel.
Qu’en est-il aujourd’hui du droit à la déconnexion ?
Avec l’accélération du temps, l’instantanéité est devenue la norme : on peut tout suivre « en temps réel », sur plusieurs réseaux sociaux où se mélangent parfois vie professionnelle et vie personnelle. Cette révolution ne touche pas seulement les geeks et les startuppers, mais toute l’industrie et les services. On veut tout, tout de suite. Mais le droit à la déconnexion ne s’adresse qu’aux collaborateurs connectés et professionnellement équipés pour : une minorité des 21 millions de salariés français. Les mêmes qui pratiquent le télétravail.
Or, travailler chez soi (où désormais est installé un coin-télétravail) peut rendre difficile une véritable déconnexion et favoriser, au contraire, une hyper-connexion. Facteurs aggravants : les mails et la réunionnite, parfois bien au-delà de nos horaires de travail. Il y a vingt ans, être connecté grâce au Blackberry Pro était un signe de pouvoir, et la montagne de mails n’était qu’une petite colline ! Aujourd’hui, les salariés sont débordés car le rythme s’intensifie.
Le droit à la déconnexion est un problème juridique essentiel en termes de prévention et d’obligation. C’est aussi une question de qualité de vie au travail et de qualité de vie tout court, appelant des solutions adaptées et réalistes, au plus près du terrain. Par exemple, bloquer les serveurs ne s’attaque pas au problème essentiel : l’organisation collective de la charge de travail. Et déconnexion technique ne signifie pas non-travail.
Une certitude : l’exemplarité des dirigeants et des managers est ici déterminante.
(1) Jean-Emmanuel Ray interviendra dans le débat « C’était mieux avant ? » organisé au théâtre Antoine le lundi 9 octobre à 20h. Plus d’informations : https://www.instagram.com/auraeloquence/
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