Il y a presque 40 ans, en 1987 grâce au rapport Brundtland, la guerre entre croissance et écologie prenait théoriquement fin avec le beau concept de développement durable. Les tenants de la croissance économique, gage de progrès social, et ceux partisans d’une croissance zéro, seule option pour préserver la planète d’après eux, s’étaient réconciliés autour de ce concept riche en promesses. L’heure était à la promotion d’une croissance responsable protégeant tant la nature que les équilibres sociaux de nos économies modernes. Pourtant, 40 ans après, les tensions sont de nouveau vives. Constatant tant l’accélération du réchauffement climatique que la montée des inégalités sociales, beaucoup se demandent si tout cela n’est pas en fait qu’une tartuferie, un grand green washing. Nos entreprises sont traversées à nouveau par des mouvements de contestation de leur modèle économique en particulier chez les jeunes générations.
L’opposition entre croissance d’un côté et caractère limité de nos ressources naturelles est vieille comme la théorie économique. De Malthus, à Ricardo, en passant par Schumpeter, de très nombreux économistes ont abordé cette question et montré qu’une croissance ne pouvait être soutenable à long terme à la fois sans changement en profondeur des comportements mais aussi sans innovations modifiant tout aussi drastiquement nos moyens de production, en les rendant à la fois plus productifs et socialement et écologiquement plus responsables.
En deux siècles, les structures familiales et sociales des pays occidentaux ont drastiquement changé dans leurs comportements, dans l’expression de leurs valeurs ou dans leurs traditions. En 30 ans à peine, un pays-continent comme la Chine est passé d’une société agraire plutôt traditionnelle à une société urbaine moderne avec une révolution en profondeur de ses structures sociales. Ces changements sont tout aussi impressionnants que les innovations et évolutions technologiques qui ont révolutionné notre monde économique faisant migrer le travail de la terre vers l’industrie puis aujourd’hui vers les services, l’information et l’interaction sociale.
Au-delà des prises de conscience
Il est tout à fait illusoire et contre-productif d’opposer ces deux dynamiques. L’innovation ne pourra jamais, seule, comme par l’effet d’un miracle scientifique, régler l’ensemble des défis de la transition énergétique et du développement durable. Les idolâtres technologues ne sont pas nouveaux. Leur en déplaise, l’avenir du monde ne s’écrit pas seulement dans la Silicon Valley où dans le Guangdong en Chine autour de sa rivière perlée. De même, il ne suffit pas de prôner une seule prise de conscience et d’arrêter d’un coup surconsommation, voyages aériens ou productivisme pour que la nature soit sauvée et que l’humanité ne sombre pas d’un coup comme le Titanic.
Nous savons qu’il est impératif de concilier ces deux dynamiques, mais le temps commence sérieusement à manquer, la chaleur monte, les esprits s’échauffent, la tension croît et il serait dommage que cela débouche sur des contresens qui paralyseront nos entreprises et nos équipes qui ont pourtant tant à faire encore pour relever ces défis bien concrets du développement durable. Il est de fait plus nécessaire et riche d’opportunités qu’il n’a jamais été. Nous avons dépassé depuis bien longtemps le temps de la prise de conscience. Nous sommes dans le faire et expérimentons aussi ses difficultés et contradictions.
Une des contradictions que nous voyons de plus en plus émerger comme manager et dirigeant est de concilier deux contraintes qui parfois peuvent paraître contradictoires. D’un côté, le développement durable exige que nous changions nos comportements. Cela passait il y a vingt ans par une prise de conscience et un changement de nos pratiques. Aujourd’hui, cela prend le plus souvent la forme d’une prolifération de règles et de normes écologiques et sociales que nous nous devons d’appliquer et de respecter au sein de nos entreprises, au risque d’amendes ou d’interdiction demain à exercer nos activités. Pour certains, cela prend aussi la forme d’une croissance bureaucratique normative qui, si elle est mal maîtrisée, peut fragiliser un grand nombre d’entreprises et quantité de PME ou TPE. Le défi est que ces normes deviennent réellement aussi vertueuses que le fut à son époque la mise en place de systèmes qualité performants et agiles, et ce sans se transformer en carcan administratif paralysant prises d’initiatives et innovations.
Produire autrement
En effet, le développement durable ne pourra être un succès sans une dynamique d’innovation tant technologique que comportementale. Or, l’innovation est par nature transgressive et exploratoire. Elle ne peut être enfermée dans le respect de process trop complexes et contraignants. Si la RSE et les politiques de développement durable prennent uniquement la direction de la compliance et de règles et process à suivre, cela risque d’être fait au détriment de la mise en œuvre de solutions de rupture nécessaires pour faire face aux défis environnementaux auxquels nous faisons face. Il ne s’agit pas simplement de produire comme aujourd’hui de façon plus vertueuse, mais surtout de produire différemment.
Il ne faudrait pas aussi oublier que la croissance la plus spectaculaire de ces dernières décennies n’est pas seulement la croissance matérielle de notre économie mondialisée mais plus encore la croissance de l’éducation et de la connaissance à travers la planète avec un taux d’illettrisme qui n’a jamais été aussi bas et un nombre d’étudiants du supérieur qui a plus que doublé en moins de 20 ans passant de cent millions à plus de deux cents millions. Cela force à l’optimisme tant pour changer nos comportements, que pour innover et imaginer les solutions de demain pour un véritable développement durable.