Auteure de l’essai Tous Centaures ! Éloge de l’hybridation (Pommier, 2020), ses travaux de recherche portent sur la notion d’hybridation, une manière innovante de penser le monde alors que nous traversons des enjeux économiques, sociaux et écologiques inédits. Plus récemment, la philosophe a mené une étude prospective sur la façon dont les établissements d’aide par le travail (ESAT), des environnements « protégés », pourraient être une source d’inspiration pour transformer le milieu professionnel « ordinaire ». Un parallèle riche d’enseignements qui ouvre la voie à de nouvelles manières d’organiser et de penser le travail dans notre société.
Que pensez-vous du rapport au travail : a-t-il vraiment changé, notamment en termes de priorités ?
Il est difficile de généraliser. Cependant, certaines tendances de fond se dégagent. La crise sanitaire a suscité une réflexion profonde sur l’équilibre entre travail et vie personnelle. Cette perception n’est d’ailleurs pas limitée à la jeune génération. Globalement, on observe un certain désinvestissement et une prise de distance vis-à-vis du travail, en raison de certains facteurs qui ont altéré sa valeur et son sens. D’abord, l’augmentation de la productivité rend difficile l’accomplissement d’un travail de qualité dans les délais impartis. Ce qui est peu gratifiant sur le plan personnel. En ce sens, la semaine de travail de quatre jours est à mon sens aux antipodes de ce qu’il faudrait faire, car elle risque d’accentuer la pression sur la productivité.
Dans votre étude de prospective sur le monde du travail de demain, vous mettez en perspective le « Monde du Travail et le Milieu Protégé », de quoi s’agit-il et pourquoi ce parallèle ?
L’idée de cette étude est née lors des débats autour de la réforme des retraites. De nombreux travailleurs ont exprimé leur malaise au travail, soulignant que prolonger leur activité professionnelle devenait une véritable souffrance. Parallèlement, mon implication dans des structures liées au handicap m’a confrontée à un tout autre constat : au sein de milieux protégés, les ESAT, des personnes en situation de handicap m’ont exprimé, au contraire, leur joie à travailler. Cet écart entre ces deux réalités m’a interpellée. Alors que de nouvelles politiques publiques prônent l’inclusion à 100 % et cherchent à rapprocher le milieu protégé du milieu ordinaire, je me suis demandée si nous ne devrions pas inverser cette perspective. Pour construire les conditions d’une véritable inclusion, pleine et entière, ne devrions-nous pas plutôt repenser radicalement le milieu ordinaire au regard de l’accompagnement qui se fait en milieu protégé ? Surtout, n’y a-t-il pas des dispositifs dont on pourrait s’inspirer pour améliorer l’expérience de travail de tous les travailleurs ?
Vous mettez en évidence plusieurs axes pour repenser le travail : en particulier, la réallocation du temps et l’hyper-personnalisation. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le rapport entre le temps et la productivité au travail est fondamental car le choix de l’allocation temporelle des ressources revêt des dimensions à la fois économiques, sociales et professionnelles. Lorsque j’ai échangé avec des personnes en situation de handicap, certaines m’ont confié être « lentes ». Malgré tout, leur travail final est impeccable et personne n’a à y revenir. Le droit à la lenteur est-il envisageable dans un environnement professionnel standard ? À première vue, cela va à l’encontre des impératifs économiques et de productivité. Or, quand on observe le temps perdu en réunions ou à rectifier des erreurs faites précipitamment, il serait plus optimal d’accepter de consacrer davantage de temps en amont pour éviter les dysfonctionnements en aval.
Quant à la personnalisation du travail, elle s’inscrit dans une tendance sociétale d’hyper-personnalisation qui conduira de nombreux secteurs à se métamorphoser. Dans le travail, il me semble impératif de prendre en considération les situations individuelles afin de permettre à chacun d’accomplir ses missions dans les meilleures conditions. En milieu protégé, il y a des rendez-vous médicaux, il y a la fatigabilité qui enjoint les salariés à exercer des métiers alternant postures debout et assises en fonction de la journée, par exemple. Dans un environnement professionnel standard, ce dispositif pourrait se traduire par la possibilité pour les aidants familiaux ou les parents de bénéficier d’un emploi du temps plus souple. La personnalisation du temps de travail reste une clé pour répondre aux besoins individuels et favoriser un environnement professionnel inclusif et efficace. Ce n’est pas contradictoire avec l’idée de collectif, bien au contraire ; des individus respectés s’engagent bien plus volontiers que lorsqu’ils ne sont pas pris en considération.
La polyvalence est inhérente au milieu protégé. Pourquoi faut-il s’y intéresser ?
L’entreprise devrait être vécue comme une école permanente. Dans les exemples d’ESAT que j’ai pu observer, donc en milieu protégé, les nouveaux arrivants ont la possibilité de tester différents métiers et de s’y former pendant une période d’essai de six mois. Ce processus ne vise pas simplement la polyvalence, mais aussi le développement d’une expertise multiple. Les bénéfices sont nombreux : cela favorise la coopération et l’entraide entre les travailleurs pour construire un collectif solide. La « pairagogie » – l’apprentissage entre pairs – y est très développée, ce qui est vecteur d’une culture de la formation et de la transmission. Puis, comme le soulignait Jean-Paul Sartre, « Nous sommes ce que nous faisons » : si l’on se limite à une seule compétence ou un métier, notre identité professionnelle reste étroite. En développant la pluri-expertise, nous élargissons nos horizons, renforçons notre estime de soi et accédons à une plus grande liberté professionnelle.
Les freelances seraient révélateurs d’un paradoxe professionnel, de quoi s’agit-il ?
Nous assistons à une évolution du monde du travail où le milieu professionnel standard tend à exclure les individus les plus vulnérables (i.e. les personnes en situation de handicap), tout en étant lui-même délaissé par ceux qui sont considérés comme les plus forts sur le marché du travail et qui possèdent des compétences rares. Ces professionnels préfèrent devenir freelances que de monter les échelons de l’entreprise. Or, ce choix de l’indépendance est significatif : il répond à une demande de liberté, de flexibilité, de développement de compétences multiples… Des dispositifs présents dans le milieu protégé. Un paradoxe intéressant à mon sens pour imaginer un environnement de travail plus attractif.
L’un de vos sujets de prédilection est l’hybridation : comment se traduit-elle aujourd’hui et quels en sont ses impacts sur le métier de manager ?
Depuis 15 ans, mes travaux de recherche en philosophie portent sur la question de l’hybridation. Il s’agit du mariage improbable entre des services, des secteurs, des activités, des destinations, des personnes, des usages, des compétences, des générations qui semblent très différents, mais vont donner lieu à quelque chose de nouveau. Par exemple, un tiers-usage, un tiers-lieu, un tiers-service ou encore un tiers-modèle. Dans le monde du travail, cela se traduit par l’hybridation de différents métiers et secteurs qui se marient en vue de créer de nouveaux modèles, produits et services. Cette évolution engendre une hybridation des rôles, des postes et nécessite l’implication de compétences variées. Ce qui bouleverse la définition traditionnelle de chaque métier, notamment celle du manager. Son rôle est de veiller à ce que les dynamiques internes ne se limitent pas à une juxtaposition de missions, mais que des métamorphoses réciproques s’exercent entre les personnes, les compétences et les départements d’une entreprise. Le manager de demain est celui qui incarne le centaure, figure hybride par excellence, capable de naviguer entre différents univers et de construire des ponts.
L’IA est le sujet phare de 2024 : peut-on parler d’hybridation ou est-ce que la relation entre IA et humains est d’un autre ordre ?
Il y a beaucoup à dire et ce sera le thème de mon prochain ouvrage! Certes, les inquiétudes se multiplient concernant le remplacement des métiers. Or, il faut se poser deux questions majeures pour décrypter les enjeux à venir : quelles sont les relations à créer avec l’IA ? Et, quels sont les domaines où l’être humain conserve sa valeur ajoutée ? Concernant la relation avec l’IA, il ne s’agit pas d’une hybridation, car elle est un outil, pas un autre être humain. Il incombe donc à l’humanité d’inventer un mode relationnel adapté. En effet, l’IA offre des complémentarités et révèle des aspects jusqu’alors négligés de notre manière de travailler. À nous de repenser nos métiers, avec, par exemple, une approche plus personnalisée et créative. L’IA nous enjoint à remettre en question les parties automatisées de nos activités qui sont désormais déléguées à cette technologie et c’est en ce sens qu’elle peut nous rendre meilleurs. L’éducation joue un rôle crucial pour former à des métiers redéfinis et repensés où la valeur ajoutée humaine pourra pleinement se révéler.
Crédit photo : Frédérique Touitou.