Religion travail
Management

Faits religieux en entreprise : comment trouver l’équilibre entre réglementation et management de situation ?

Les situations liées au faits religieux entraînant des conflits en entreprise sont minoritaires. Toutefois, elles augmentent, à mesure que la perception de la religion au travail se dégrade. Quelle attitude adopter pour les managers ? Quelles bonnes pratiques mettre en place en entreprise ? Eléments de réponse de Laurence Bayle et Fanny Pradal, consultantes à Execo, ainsi que de Patrick Banon, chercheur en Sciences des religions à l'Université Paris-Dauphine.

Une entreprise sur deux rencontre des situations de travail marquées par des actes, des comportements, ou des demandes ayant une dimension religieuse, selon le récent *Baromètre du « fait religieux en entreprise 2022-2023 » réalisé par l’Institut Montaigne. Ce phénomène soulève de nombreuses questions managériales : comment le manager peut-il réguler ces pratiques ? Tout en appliquant la loi ? Quels moyens l’entreprise met-elle à sa disposition ? En bref, comment peut-il maintenir un climat serein, garant du bon fonctionnement de l’entreprise, sans discriminer certains membres de l’équipe ?

Des limites à la liberté d’expression

Il est nécessaire de rappeler qu’en France, l’entreprise n’est pas soumise au principe de laïcité. Cela signifie que la liberté d’expression religieuse est pleine et entière dans le secteur privé. Le salarié peut exprimer ses idées, ses convictions, et ses croyances quelles soient de nature philosophique, politique et religieuse dans l’entreprise, sans craindre une procédure disciplinaire à son égard, ou une mesure discriminatoire. L’article L1121-1 du Code du travail est, en effet, garant de ce droit. Il stipule que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnées au but recherché. »

Aussi, cette liberté fondamentale peut prendre diverses formes en entreprise : port d’un vêtement visible (foulard, kippa, croix) ; demande de congés pour fête religieuse ; demande de plats confessionnels dans les restaurants d’entreprise ; ou encore demande d’aménagement des horaires pour pratiquer un rite religieux, comme la prière.

Cependant, l’une des limites à cette liberté d’expression réside dans le prosélytisme. C’est-à-dire que le salarié pratiquant ne peut pas imposer ses idées et ses convictions – par la pression ou la violence, de manière répétée – aux personnes de son entourage. L’autre limite à cette liberté consiste à ne pas se soustraire aux obligations qui découlent du contrat de travail. Autrement dit, la pratique religieuse ne doit pas entraver le salarié dans la réalisation de la tâche professionnelle pour laquelle il a été embauché, ou encore ne doit pas enfreindre les normes d’hygiène instaurées. Au risque de faire l’objet d’une sanction disciplinaire, voire d’un licenciement pour non-respect du Code du travail.

Dysfonctionnements en progression

Si dans la majorité des cas, les situations de travail liées au faits religieux n’entraînent ni blocage, ni conflit, les dysfonctionnements progressent, à mesure que se dégrade la perception de la religion au travail. En près de 10 ans, les situations problématiques sont passées de 6 % en 2013 à 21 % en 2022. Ces situations problématiques peuvent se traduire, par exemple, par un jeûne alimentaire entraînant un risque sécuritaire pour le salarié pratiquant ; par le refus de se soumettre à la visite médicale obligatoire ; ou encore par l’insubordination aux ordres du manager, notamment lorsqu’elle est une femme. Les comportements considérés comme « rigoristes » sont, eux, passés de 7,8 % en 2019 à 14 % en 2022.

Conséquences ? Ces situations minoritaires, mais en augmentation, peuvent entraîner une hausse de la fréquence des tensions et des conflits en entreprise ; impacter négativement et durablement les relations entre collègues et managers ; empêcher une réalisation optimale du travail ; augmenter le nombre de contestations et de remises en cause des interventions et des décisions du management. En cascade, ce climat délétère entraîne, à son tour, une vision dégradée de la religion au travail de la part des salariés. Les comportements religieux sont, en effet, appréhendés avec plus de méfiance qu’auparavant. Pour rappel, les situations de stigmatisation et de discrimination sont condamnables à hauteur de 45 000 euros d’amende et de 3 ans d’emprisonnement.

Instaurer un cadre réglementaire

Afin d’éviter de se retrouver dans ces situations, le rôle de l’entreprise et des strates managériales est fondamental. Dans plus de la moitié des situations liées à des faits religieux (54 %) – dont les degrés de dysfonctionnement sont variables -, le manager a dû intervenir. Si bien souvent, l’entreprise attend que la fréquence du fait religieux en entreprise augmente, ou qu’une situation grave éclate, pour réagir et encadrer sa prise en compte par le management, « il s’agit d’anticiper en se dotant d’outils réglementaires et managériaux », affirme Laurence Bayle, consultante au sein du cabinet Execo.

Pour ce faire, l’entreprise peut, par exemple, « instaurer un cadre réglementaire intérieur », propre à sa culture d’entreprise, et au niveau de diversité qu’elle souhaite atteindre au sein de son organisation, poursuit-elle. Le manager peut ainsi s’y référer lors d’une conversation de recadrage difficile avec un salarié qui aurait un comportement répréhensible. En parallèle, « une bonne communication en interne sous forme de discussions sur ce sujet lors de réunions d’équipe managériales, de petits groupes de paroles avec les partenaires sociaux, ou de la diffusion de consignes sur les plateformes d’informations internes, peut être déployée ». Les managers et leurs équipes, enfin, « peuvent être formés afin de connaître les contours du cadre légal et réglementaire en place, se libérer de certains stéréotypes, ainsi que maîtriser les actions à mettre en œuvre pour éviter toutes maladresses », détaille la consultante.

Ces temps de formation répondront à des enjeux majeurs comme : protéger les salariés pratiquants de toutes formes de stigmatisation ou de discrimination ; garantir l’équité de traitement entre tous les salariés ; et encore, permettre au manager de dialoguer, prendre les décisions, voire les sanctions, les plus appropriées à une situation donnée afin que celles-ci ne soient pas condamnables juridiquement. L’entreprise a, en effet, tout intérêt à mettre à disposition du manager les moyens de faire face à ces situations : « Tout cela est aussi un enjeu d’attractivité et de fidélisation des salariés pratiquants. Certains expatriés, par exemple, quittent leurs entreprises françaises, car ils se sentent censurés dans leurs expressions religieuses. C’est dommage ! », rappelle Fanny Pradal, elle aussi consultante chez Execo.

Vers un principe de laïcité ?

Face à cette lente augmentation – mais augmentation tout de même -, des comportements religieux qualifiés « d’extrêmes » et de « transgressifs » en entreprise, les voix sont plus nombreuses à revendiquer l’adoption d’une neutralité religieuse. Pour l’heure, seul le secteur public applique le principe de laïcité et respecte l’obligation de neutralité dans ses organisations. Patrick Banon, chercheur en Sciences des religions, ainsi qu’en management interculturel à l’Université Paris-Dauphine, pense que « ce modèle universaliste français peut être une clef de cohésion en entreprise afin de ne pas maintenir les individus dans leur propre tradition, de les ouvrir à autre chose. La diversité culturelle sur un même territoire peut, en effet, fragiliser certaines personnes en leur faisant perdre leurs repères. » Pour Laurence Bayle, en revanche, ce n’est pas la solution : « Les entreprises ont un intérêt à s’ouvrir à la diversité, plutôt que d’en avoir peur, car elle présente de nombreux bienfaits dans les équipes, comme la créativité et l’innovation. »

Pour rappel, le cadre juridique autour de cette question avait été précisé par la loi Travail de 2016, ainsi que par des jurisprudences françaises et européennes, suite à la célèbre affaire du Baby Loup. En 2008, une salariée de crèche avait été licenciée pour « faute grave » en raison du port du voile sur son lieu de travail à son retour de congé maternité. Dénonçant un licenciement abusif, l’ex-employée avait saisi le Conseil de prud’hommes et réclamait plus de 100 000 euros de dommages et intérêts. En 2014, la Cour de cassation a confirmé le licenciement estimant que l’ex-salariée avait bien violé le règlement intérieur.

*Cette enquête par questionnaire a été réalisée entre fin avril et fin août 2022. Elle a consisté en l’administration d’un questionnaire en ligne auprès d’un échantillon d’environ 25 000 cadres et managers exerçant leur activité en France.

Ajouter un commentaire

Votre adresse IP ne sera pas collectée Vous pouvez renseigner votre prénom ou votre pseudo si vous êtes un humain. (Votre commentaire sera soumis à une modération)