Comment se sont déroulées vos dernières semaines de préparation ?
Eric Bellion (EB) – Il y a eu des périodes où j’étais chef d’entreprise, d’autres où j’étais davantage skipper. Depuis quelques mois, notamment ces dernières semaines, je me concentre uniquement sur la partie navigation et je passe du temps avec mon équipe. J’ai monté le projet, il y a près de trois ans, avec Marie Lattanzio qui dirige l’aventure. J’ai pleinement confiance en elle. Notre relation s’est solidifiée avec le temps. Mes équipages ont toujours été composés d’hommes et de femmes radicalement différents, mais aux fondamentaux communs. C’est toutes les valeurs sur lesquelles nous ne pourrons jamais mégoter, comme le respect de la parole donnée, la capacité à s’excuser, la capacité à se voir, la ponctualité. La difficulté, c’est qu’elles ne sont pas visibles immédiatement. Elles se manifestent avec le temps.
Avez-vous connu des coups durs récemment ?
EB – Oui, bien sûr. J’ai eu plein de moments de découragement. Le dernier, c’était il y a quelques mois, quand mon bateau neuf s’est cassé. J’ai connu une avarie. Là, tout s’est effondré ! Cette situation a entraîné des dépenses imprévues, alors qu’on est déjà très limité en financement. Quand un problème arrive, c’est de l’argent que nous n’avons pas, et que nous devons aller de nouveau chercher. On est sans cesse en train de chercher des solutions, à se demander s’il ne vaudrait mieux pas tout arrêter. Et finalement, on continue ! En réalité, ce que nous faisons en tant que skipper, c’est une gageure. Nous sommes en dehors des clous sur de nombreux plans : nous devons construire un bateau très complexe pour qu’il aille dans l’environnement le plus hostile qui soit, avec un temps, un financement et des compétences limités. Avec du recul, ce que nous faisons est aberrant, ça ne devrait même pas exister (rires).
Le skipper de STAND AS ONE – Altavia s’est lancé dans son premier Vendée Globe en 2016.
Crédit photo : Ewen Carbonnier
En quoi ces moments difficiles contribuent-ils à vous révéler ?
EB – Lors du dernier Vendée Globe, j’ai découvert que j’avais des ressources infinies. J’avais très peur d’aller dans les mers du Sud. Et pile à cet endroit, il m’est arrivé ce que je redoutais le plus : casser mon gouvernail. En pleine tempête, mon bateau était ingouvernable. J’ai cru que j’allais mourir. Finalement, j’ai réussi à le réparer. J’aurais pu être terrifié, paniqué, tétanisé. Mais, dans la difficulté, la capacité à agir a pris le dessus. C’était un exploit ! Depuis, j’ai la conviction que nous avons tous des ressources illimitées. Nous pensons qu’elles sont limitées, mais ce n’est pas vrai ! Il y a juste une condition préalable de taille : aller au-delà de sa peur. Sans cela, nous ne ferons pas face aux problèmes qui révèleront nos ressources. Nous avons peur de la peur, mais en réalité, nous ne la rencontrons que très rarement au cours d’une vie. Grâce à ces expériences difficiles, je me connais bien, notamment mes fragilités. Dans la vie normale, quand on est au contact d’autres personnes, on peut se leurrer sur nos vulnérabilités, on peut se mentir à soi-même. Mais, pendant le Vendée Globe, c’est impossible ! On affronte la réalité telle qu’elle est.
Quel est le principal moteur qui vous aide à persévérer ?
EB – J’ai plusieurs moteurs. Le principal, c’est justement le fait que ce soit difficile (rires). C’est l’envie de vivre une aventure compliquée qui demande des ressources. C’est lorsque ces moments prennent fin qu’on ressent le plus de fierté. Par moment, c’est vrai, on aimerait que les choses soient plus faciles, mais dès qu’on se retrouve dans une situation plus tranquille, on a envie de plus de complexité. Ce serait pire de ne rien faire dans son canapé (rires). Après, c’est la passion de la mer et des bateaux qui m’anime. Je suis un marin dans l’âme, et je ne me verrais rien faire d’autre. Le Vendée Globe, c’est le graal des marins.
Et la solitude, comment l’appréhendez-vous ?
EB – Lors de mon premier Vendée Globe, je n’avais pas d’enfant. Maintenant, oui, donc je pense que cette nouvelle situation va changer beaucoup de choses dans mon rapport à la solitude. Le déchirement du départ me pose beaucoup plus problème qu’avant. Pendant la compétition, je vais peut-être davantage en souffrir. Après, je suis quelqu’un qui aime la solitude. Je ne vois pas ces trois mois comme une punition. Au contraire, je les appréhende comme un bonheur qui va me permettre de me concentrer sur moi, sur mes émotions, sur ce que j’aime faire, sur des spectacles incroyables de la nature. Le vrai souci lorsqu’on est en mer, c’est la solitude de la décision. On ne se rend pas compte du nombre de conseils qu’on demande aux uns et aux autres lorsqu’on prend des décisions importantes à terre. Pourtant, il y a peu de décisions qui impactent notre intégrité physique. En mer, en revanche, on est très vulnérables. La moindre décision peut devenir stressante. Personne ne peut être vigilant à notre place sur le bateau. Et, c’est fatiguant ! Cette solitude ne s’arrête qu’une fois qu’on est définitivement rentré sur le ponton.
Depuis 2010, Eric Bellion est très engagé sur les questions de diversité.
Crédit photo : Ewen Carbonnier
Comptez-vous coopérer dans ce contexte compétitif ?
EB – Oui, cette contradiction ne me pose pas de problème. Nous avons construit deux bateaux mutualisés avec Jean Le Cam et ses équipes. Nous avons tout pensé ensemble. Au port, nous avançons main dans la main. Mais, en mer, nous devenons des concurrents. Cela ne change pas notre amitié. J’ai envie qu’il fasse la plus belle course possible, qu’il la réussisse, car je suis attaché à lui, et inversement, mais ce n’est pas pour ça que je vais lui faire des cadeaux sur l’eau (rires). Quand on s’entraîne tout seul, on n’est pas au maximum de nos possibilités. Alors que quand on est en concurrence avec d’autres, c’est là qu’on se donne à fond. J’ai besoin de cette compétition pour m’exprimer, me dépasser. Le Vendée Globe permet de me mesurer aux autres. Après pour se mesurer aux autres, il faut faire sa propre course. C’est comme pendant un marathon : il ne faut pas suivre les meilleurs dès le début, sinon on n’a peu de chance d’en voir le bout. En entreprise, les mêmes ficelles sont à l’œuvre. Même si je pense que la notion d’objectifs est contre-productive. Il faut se concentrer sur son geste, plutôt que sur la cible à atteindre.
À quoi vont ressembler vos derniers jours à terre ?
EB – Je compte faire uniquement les choses qui me donnent de l’énergie. Ce qui m’en prend, je l’évacue, je le gérerai plus tard. Je serai avec ma femme et ma fille. C’est le plus important. Mais, une fois en mer, mes proches le savent : ils ne doivent pas attendre de nouvelles. Les nouvelles viennent uniquement du bateau lorsque j’en ai la possibilité. Ils ne peuvent pas m’appeler, c’est interdit. Les premières 72 heures de course sont critiques. Il faut se mettre dans un état d’esprit de guerrier. Je suis obligé de les effacer momentanément de mon esprit. Je n’y pense pas. Il faut rompre les liens avec la terre. Sinon, on peut se fabriquer toutes les bonnes raisons de rentrer à la maison. Le contraste est tellement dur entre le confort de la terre, et la guerre en mer, que les premiers jours sont vraiment décisifs. Il faut résister, ne rien lâcher.
Enfin, avez-vous des projets pour la suite ?
EB – Je ne sais pas si ce sera mon dernier Vendée Globe, mais en tout cas, j’aimerais continuer à être dans la transmission, notamment auprès de jeunes qui ont besoin d’une seconde chance en se réinsérant professionnellement. Je ne veux pas « pousser de l’eau pour rien ». Je m’amuse, mais j’ai aussi un devoir de générosité dans mes projets, en les partageant au maximum. Nous sortons de notre zone de confort, nous prenons des risques, nous allons au bout de nous-mêmes, nous découvrons nos ressources, c’est de l’espérance pour plein de gens ! J’ai aussi un devoir d’exemplarité, en ouvrant de nouvelles portes. Le conseil que je pourrais donner, c’est que dans la vie, il faut essayer et se rappeler d’essayer régulièrement. Car, nous nous mettons beaucoup trop de limites. Sans essayer, il ne se passe rien. Donc, essayez !