Il flotte un air de paradoxe. Nous sommes enfermés et nous imaginons le monde d’après. Nous sommes terrifiés par cette déferlante de morts et de villes vides et silencieuses, et nous imaginons ce que sera le monde meilleur. L’occasion de réfléchir au rôle du dirigeant dans cet “après”. Par Christian Boghos, directeur général du groupe Les Temps Nouveaux.
Le monde de l’après m’évoque cette nouvelle rive. Un exil heureux d’un monde qui vient de montrer ses faiblesses où la cupidité du court-termisme a sapé les fondements de la confiance.
Je pense alors au futur rôle des dirigeants (que j’ai passé une bonne partie de ma vie à accompagner). Un rôle majeur dans une époque qui ne croit plus au progrès et moins encore à la parole. Ils montrent le chemin, ils doivent montrer le chemin et plus seulement gérer le temps. Et je sais leurs difficultés à affronter les échéances trimestrielles au cours desquelles sont jugées leurs performances, tout en traçant une route pour plusieurs années et ainsi embarquer un corps social pour qu’il ne déserte pas. Ce paradoxe mortifère est créateur de démagogie et de confusion. Mais aussi d’un écartèlement qui n’est supportable qu’en érigeant une raison d’être qui transcende cette réalité bicéphale.
Sauver ce qui peut l’être
Quel sera leur rôle dans les semaines qui viennent ? Se mettre en phase avec cette nouvelle société qui émerge, au-delà et en plus de ce qu’ils font déjà pour sauver tout ce qui peut l’être face à cette crise sanitaire et bientôt économique. Beaucoup de piliers de l’entreprise devront être repensés bien sûr, nous le savons : le principe de l’engagement des collaborateurs, la mission de l’entreprise, les fondements de la culture pour demain, les critères de recrutements et les raisons du choix, les relations fournisseurs, l’acceptabilité par la société, la responsabilité au sein de l’écosystème et d’autres encore, plus spécifiques à chacun. Pourtant la question persistera : sera-ce durable ? Sera-ce un pansement pour revenir au monde d’avant ?
A l’évidence les forces conservatrices, dedans et dehors, seront à l’œuvre pour nous dire : “des crises ? On en a vu d’autres ! On les a surmontées ! Et c’est pour cela qu’il ne faut pas tout remettre en question.” Quoi qu’il en soit, la pérennité de l’entreprise tiendra en grande partie à l’engagement de ses collaborateurs à remettre en route la machine et surtout créer une valeur différente pour un monde, pour des clients, pour des consommateurs qui ont de la mémoire.
Rebâtir sur la confiance
L’une des autres tâches du dirigeant sera de modifier sa grille de valeur et d’évaluation de ses “talents”. Il faudra mettre “haut” dans les évaluations, la notion de confiance, “avoir confiance en…”, avec un prisme simple : savoir/vouloir jouer collectif et non plus jouer individuel pour une performance accrue. Trop de nos évaluations (sinon toutes..) ne mesurent que la performance individuelle. Aucun n’évalue la confiance, la loyauté, l’adhésion au collectif. Or une entreprise ne peut plus être qu’une somme d’individualités égoïstes. Aujourd’hui c’est sur la base de ces évaluations de performances que se décident les fameux “hauts potentiels” sans jamais ou si peu, évaluer la confiance et le jeu collectif (au-delà de l’illusion de la « coopération » devenue obligatoire, donc creuse de sens individuel). Autrement dit : “performance haute et confiance basse” est une toxicité pour l’entreprise. Difficile à admettre dans un monde où tout se joue tous les trimestres… Le monde d’avant cherchait avant tout des performeurs pour créer de la valeur rapidement, acceptant des comportements cyniques ou individualistes. Il faudra ainsi inverser l’ordre des évaluations, des promotions, des mises en valeur, des recrutements en mixant le couple “performance/confiance” de façon plus équilibrée.
Une action simple, rapide et efficace que les dirigeants peuvent mettre en œuvre tout de suite et qui changera la culture et le style de management. On parle beaucoup de l’accélération des transformations dans l’entreprise, comme étant un levier de changement plus radical, mais la période que nous traversons va au-delà d’une simple accélération, elle touche aux fondations. Rebâtir c’est être plus fort.