Fanny Lederlin est doctorante en philosophie à l’Université Paris 1. Elle a publié en mars, une semaine avant le confinement, “Les dépossédés de l’open space” *, dans lequel elle portait un regard inquiet face au télétravail et au risque d’une absence totale de déconnexion. Alors que le déconfinement est enclenché, son regard est toujours plus pessimiste face à “l’indifférenciation” entre vie professionnelle et vie personnelle.
Dans votre ouvrage paru avant la pandémie, vous déploriez le fait que nous ayons “laissé l’open space entrer dans nos domiciles” avec le télétravail. Pourquoi un tel constat ?
Mon point de départ, c’était cette rhétorique selon laquelle l’automation, les robots et l’IA vont un jour nous libérer du travail. En effet, l’on s’aperçoit que tout ce temps que la digitalisation et la robotisation sont censés nous faire gagner, est en fait du temps pendant lequel nous continuons de travailler. En souhaitant comprendre pourquoi, j’ai découvert que les mutations technologiques actuelles ne nous emmenaient pas vers une libération, mais vers une dégradation du travail.
Cette dégradation prend plusieurs formes. Elle est d’abord environnementale : le productivisme actuel détruit la nature. Elle est ensuite sociale : nous assistons à une sorte de déclassement des travailleurs, avec le développement d’un travail à la tâche qui met les individus en compétition et nie leurs compétences.
Mais au-delà, un dogme voudrait désormais que nous nous devons, en permanence, de nous adapter. À des marchés en évolution, à des technologies, mais aussi à notre environnement extérieur. Le bureau va changer, il ne sera plus fixe : vous devrez faire preuve d’agilité. Au-delà de l’open space, c’est le concept en vogue du flex-office, où chacun doit trouver chaque matin une table pour se connecter. Derrière cette idée d’autonomie et d’adaptation, il y a aussi celle selon laquelle vous pouvez travailler de n’importe où : chez vous, dans un café…
Avant la crise du Covid-19, ce mouvement vers le travail mobile était déjà en cours. Et je faisais le constat que mine de rien, en travaillant de n’importe où, nous laissions le travail remplir tous les recoins de nos vies. Tant que le travail restait localisé dans une entreprise, nous pouvions délimiter un temps de travail bien précis. Mais dès lors que nous pouvons nous re-connecter chez nous ou ailleurs, une porosité très dangereuse entre la sphère privée et la sphère professionnelle s’opère.
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Le télétravail contraint et confiné a-t-il changé quelque chose à cela ?
Ce phénomène, le télétravail généralisé n’a fait que l’accentuer. Il l’a d’abord rendu massif. Le travail à distance concernait 30 % des salariés du privé en février 2020, mais de façon très occasionnelle. Pendant le confinement, ce sont 40 % des salariés qui ont adopté le télétravail. Et ils sont 70 % à souhaiter continuer. Face à cet engouement, je reste réservée, voire critique. Car derrière cette modalité de travail, pointe le risque d’une dilution, d’une indifférenciation entre l’intime et le publique. Ce qui peut être dangereux pour les travailleurs comme pour notre société.
Le télétravail confiné a d’ailleurs quasiment “banalisé” le télétravail au milieu des enfants…
Beaucoup disent que ces conditions de télétravail, dégradées, ne sont pas vouées à se pérenniser : tout rentrera dans l’ordre quand toutes les écoles redémarreront (en septembre). Ceci dit, comme je l’évoquais déjà dans mon livre, il existe tout un travail secondaire que beaucoup effectuent à domicile une fois rentrés du bureau. Certains se dépêchent de coucher les enfants pour reprendre un dossier inachevé. C’est le cas, notamment, chez les femmes. En particulier les cadres, qui ont de l’ambition et qui se laissent ainsi envahir par le travail. Avant le Covid-19, ce phénomène occupait déjà les esprits. L’open space (au travers duquel nous sommes sollicités en permanence) s’était déjà, en quelque sorte, immiscé dans notre intimité et dans notre esprit, à tel point que même chez nous, nous continuions de penser au travail.
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Votre regard est-il différent, aujourd’hui ?
Je constate que le télétravail, tel qu’il est mis en avant, ne peut que renforcer l’atomisation du travail dans tous les recoins de nos vies. C’est le risque de voir le travail s’immiscer absolument partout dans nos vies. Je ne nie pas le ressenti positif de beaucoup de télétravailleurs. Je comprend bien l’intérêt pratique de ce système (plus de transports, davantage de temps…). Mais d’un point de vue sociétal, si je réfléchis quelle société il pourrait construire (individualiste, inégalitaire), il m’est difficile de ne pas rester réservée.
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Au-delà du télétravail, le problème n’est-il pas lié, plus profondément, à notre rapport au travail lui-même ?
Un autre travail est possible. Ma piste la plus structurelle, c’est celle du “bricolage”. A l’inverse des “process” propres au productivisme, cette voie ferait du travail une “action libre” ; dans la mesure où, s’il se fixe un but visé comme effet prévisible, il laisse ouverte la possibilité, selon les circonstances, d’improviser. Plutôt que de confier des “tâches” à des travailleurs disciplinés, cette idée un peu utopique consisterait à procéder par tâtonnement, en co-construction.
L’autre piste, ce serait avant tout d’essayer de résister soi-même à l’envie d’ouvrir son ordinateur le soir. L’idée est de reprendre le contrôle. Côté management, le télétravail a montré que les gens pouvaient se débrouiller seuls, sans forcément avoir besoin d’un petit chef. Mais je crains que dans la société qui est la nôtre aujourd’hui, le danger ne vient pas de l’extérieur, mais de nous-même. Nous avons tellement intégré l’idée que ce que nous pouvons faire, nous devons le faire !
C’est une sorte de principe moral, qui s’est imposé depuis plusieurs décennies. Comme le théorise le philosophe Byung Chun Han, nous évoluons dans une “société de la performance” où nous ne vivons plus sous la coupe de managers tyranniques, mais où nous sommes nos propres despotes. Des travailleurs indifférents aux autres, en attente de gratifications, tout entier occupés à “performer” dans leurs tâches. Qui ont découvert avec le confinement et le télétravail à plein temps le plaisir suprême de travailler tout le temps, et sans les autres. Cette cette logique qui aboutit chez certains au burn-out.
Aujourd’hui, le plus important n’est donc pas tant de réfléchir à comment rendre le management plus souple, mais de trouver chacun les moyens de lutter contre ces petits tyrans internes qui nous gouvernent. Je ne considère pas le le télétravail comme mauvais en soi. Mais je me permets d’alerter sur ses vices cachés. À nous de rester vigilants.
* Fanny Lederlin, Les dépossédés de l’open space, PUF, 2020.