Faut-il ajuster les salaires selon le lieu de travail ? La crise a accéléré le passage au full-remote. Et certaines entreprises en profitent pour revoir leur politique de rémunération. Un sujet polémique, qui touche du doigt le principe même du télétravail : la liberté. Par Samuel Durand, consultant en transformation du travail et créateur de la newsletter Le Billet du Futur.
Si la tendance était déjà en place avant la pandémie, la crise a nettement accéléré le passage au full-remote. De plus en plus d’entreprises font ainsi du télétravail la norme. Et certaines en profitent pour annoncer que les salaires seront bientôt indexés sur le lieu de travail. C’est le cas de Facebook, dont la politique de rémunération a été qualifiée par certains, sur les réseaux sociaux, de “barbare”.
L’aberration du salaire local
La réaction indignée du cofondateur de Basecamp, David Heinemeier Hansson, n’est pas une surprise. Depuis toujours, son entreprise a fait le choix de laisser sa cinquantaine de salariés travailler depuis n’importe où, tout en les payant de la même façon. Ils sont même allés plus loin en prenant San Francisco comme ville de référence dans le calcul de la rémunération alors même qu’aucun de leur membre ne travaille là-bas.
Basecamp part du principe que chaque travailleur doit pouvoir choisir son lieu de travail et ne doit pas être pénalisé s’il souhaite vivre dans une ville où le coût de la vie est moindre.
Nous touchons du doigt le principe même du télétravail : la liberté. Dès lors qu’une entreprise libère ses employés d’un lieu de travail fixe, elle n’a pas de contrôle à avoir quant au lieu de résidence de chacun. Pour certains, vivre dans une région où le coût de la vie est faible peut être un choix délibéré afin de mettre de côté pour financer des projets futurs.
Pour d’autres, le télétravail représente l’opportunité de voyager régulièrement, peut-être jusqu’à devenir digital nomad. Il paraît bien illusoire d’imaginer un salaire qui s’y adapterait en temps réel et devrait être ajusté toutes les quelques semaines.
Ces réflexions posent la question de la raison d’être du salaire. Est-il le reflet de la valeur apporté par le salarié à l’entreprise, ou une compensation afin de permettre à chacun de (bien) vivre dans un lieu donné ? Précisément, cette notion est hautement personnelle, “bien vivre” n’a pas la même signification pour tout le monde.
L’argument principal des entreprises payant un salaire local à leurs travailleurs est parfois fallacieux : elles avancent que leur système de calcul du salaire local permet de maintenir une rémunération au moins égale aux standards du marchés afin de permettre à chacun de bien vivre là où il se trouve. Or si l’on veut que le salaire ne soit pas égal mais équitable, le lieu de travail n’est pas la seule variable à prendre en compte. Il s’agit aussi d’intégrer la situation du travailleur (en couple, avec ou sans enfant, s’occupant ou non de personnes dépendantes …), ainsi que le coût (local) de la vie.
Si nous pouvons aisément imaginer que les sociétés n’auront pas de problème à baisser le salaire de ceux qui iront vivre dans des zones où le coût de la vie est moindre, nous pouvons néanmoins nous interroger quant à leur capacité à augmenter ceux qui iront vivre dans les villes les plus chères. Si je suis d’emblée critique envers les sociétés qui profitent du télétravail pour adopter un salaire local, je suis forcé d’observer que l’immense majorité de celles qui pratiquent le télétravail ont depuis toujours mis en place une telle politique de rémunération. Basecamp fait figure d’exception.
L’acceptation d’un salaire local
La différenciation de salaire en fonction des zones géographiques n’a pas attendu le télétravail pour se mettre en place. Il est admis que les salaires sont plus élevés en ville qu’en province quel que soit le pays. GitLab, l’entreprise qui n’a jamais eu de bureaux, compte plusieurs centaines d’employés. Le salaire local leur permet de jouir d’un avantage compétitif éphémère, et ils sont conscients qu’au fil du développement du télétravail, ils perdront cette avance. Si l’entreprise avait dû payer un même salaire pour l’ensemble des salariés, elle n’aurait pas été capable de croître aussi vite. La vision développée par Basecamp est unique. Mais elle ne fonctionne que parce que l’entreprise ne recrute qu’occasionnellement, et ne prévoit pas de dépasser la centaine de salariés.
La structure de coût d’une entreprise 100% en télétravail permet de tirer parti d’un passage à l’échelle beaucoup plus rapide. Par ailleurs, bien que ces entreprises ajustent le salaire au lieu de travail, elles mettent en avant le fait que la rémunération reste toujours supérieure à la majorité des emplois locaux, peu importe où vous vous trouvez. Une telle politique de rémunération ne peut être acceptée qu’à condition qu’elle soit parfaitement transparente et compréhensible, à la fois de l’intérieur par les salariés et de l’extérieur par les candidats. Pionnier de l’open-source, GitLab dispose ainsi d’une base de données publique présentant les coefficients appliqués à chaque lieu de travail.
Quelques pistes pour trancher
Le passage en télétravail ne doit pas être mis en place pour de mauvaises raisons. Si l’annonce de Facebook a été autant critiquée, c’est que les mots de Mark Zuckerberg (1) trahissaient une stratégie de réduction des coûts. Or, pour une société engagée en pleine guerre des talents, l’approche semble maladroite. Il paraît illusoire de vouloir attirer et retenir les meilleurs talents en leur expliquant que leurs salaires vont diminuer s’ils travaillent depuis une ville où le coût de la vie est moins élevé. Tandis qu’il y a fort à parier que les métiers en forte tension pour lesquelles les services de recrutement se livrent une vraie guerre d’attraction, restent exempts d’ajustements liés au lieu de travail.
À terme, nous nous dirigeons vers une homogénéisation des salaires, d’abord à l’échelle nationale et dans une moindre mesure à l’échelle mondiale. Ce rééquilibrage des niveaux de vie contribuera peut-être à un retour à la normale dans les villes où l’inflation des salaires et de l’immobilier est aberrante. Dans le même temps, une augmentation du coût de la vie est à craindre dans les villes périphériques et secondaires vers lesquelles les télétravailleurs vont désormais s’installer. Ce sont les populations locales, pas toujours capables de travailler pour une entreprise dont le siège est situé à des kilomètres qui en souffriront le plus en ayant de plus en plus de mal à se loger et accéder aux ressources les plus prisées.
Si la vague d’entreprises encourageant le télétravail est une bonne nouvelle, elle ne doit pas être s’accompagner de l’idée de faire des économies. En réalité, l’argent gagné par la suppression des charges fixes liées aux bureaux et l’ajustement des salaires doit être réinvesti dans le confort et la performance des travailleurs. Cela peut passer par des retraites et séminaires plus fréquents, des avantages tels que le paiement de matériel de sport ou d’un espace de coworking, l’installation d’équipements de bureaux chez soi… En la matière, Basecamp ne manque pas d’idées pour offrir des bénéfices à ses salariés.
Et pour les salaires ?
Une idée souvent revenue est de découper les salaires en deux parties distinctes dans son calcul. Une première partie, qui serait majoritaire, dépendant de la valeur apportée par le salarié, et étant calculée en fonction de son métier et son niveau de séniorité. Nous pourrions imaginer que cette base nous donne une fourchette, et qu’ensuite le lieu de travail soit un facteur minime. Nous pouvons aussi imaginer que pour compléter cette base du salaire fondée sur la valeur apportée par le travailleur, une prime soit allouée à ceux qui vivent dans une ville particulièrement chère.
La meilleure solution reste à mon sens de suivre la voie de Basecamp, en offrant un salaire égal pour tout le monde. Si au départ l’entreprise n’a pas les moyens de s’aligner sur les rémunérations de San Francisco, tant pis : elle sera moins compétitive au niveau des salaires et s’alignera sur un prix de référence plus bas. Elle pourra toujours revoir cette référence à la hausse au fur et à mesure de son développement. Il s’agit alors d’imaginer d’autres formes de compensations et de miser sur la culture d’entreprise. Le salaire n’étant pas la seule variable en jeu dans l’attraction des talents.
(1) Lors d’une visioconférence interne, il a annoncé que 50 % de ses salariés pourront télétravailler d’ici 2025. Mais il a précisé que ceux décidant de déménager vers des endroits moins chers que dans la Silicon Valley pour augmenter leur pouvoir d’achat devront accepter une baisse de salaire.
L’auteur
Samuel Durand est auteur et consultant sur la transformation du travail. Il rédige chaque semaine la newsletter “Le billet du futur”.