Le Parlement a adopté, le 26 juillet, un projet de loi remanié sur la gestion sanitaire. S’il supprime, pour les salariés concernés par la vaccination obligatoire, le “motif de licenciement automatique” pour pass sanitaire non valide, il permet à la place de suspendre le contrat de travail. En outre, les employeurs pourront toujours licencier leurs salariés, pour d’autres motifs, nous expliquent Me Éric Rocheblave et Me Alexandre Frech, avocats aux Barreaux de Montpellier et de Paris.
La suppression du motif de non-vaccination pour licencier les salariés “récalcitrants” garantit-elle à ces derniers la protection de leur emploi ?
Alexandre Frech : Tout ce qui met les citoyens dans une insécurité juridique n’est jamais bon à prendre. Un bon texte de loi doit définir l’ensemble des situations possibles. Celui-ci prévoyait une sanction claire, dans une situation tout aussi claire ; bien qu’elle pouvait prêter au débat. Or, sa version remaniée ne prévoit plus aussi clairement les sanctions en cas de non-vaccination. Le fait de ne pas présenter un pass sanitaire ne conduira-t-il plus du tout à des ruptures de contrat ? Aujourd’hui, sous réserve de la décision du conseil constitutionnel, la réponse est non.
Vous pouvez toujours être licencié, des suites de la non-présentation de ce pass. Ce n’est pas parce que le texte ne le dit plus spécifiquement que cela n’est plus possible. La seule différence, est qu’il n’y a plus de motif sui generis, propre, qui consisterait à être licencié pour non-vaccination.
S’il on regarde la jurisprudence abondante de la cour de cassation et différents arguments juridiques, il est possible de dégager plusieurs motifs de licenciements possibles, dans ce genre de situation. D’abord, la désorganisation de l’entreprise : quand vous avez, dans une structure relativement petite (hôtel, café, restaurant, supermarché, salle de concert…), et que plusieurs salariés ne peuvent pas venir parce qu’ils n’ont pas de pass sanitaire, vous avez un motif légitime pour défendre le fait qu’au bout d’un moment (si le contrat est suspendu pendant plusieurs mois), vous n’avez pas d’autre choix que de les remplacer. Car en leur absence, avec des postes inoccupés, il ne vous est plus possible de poursuivre votre activité.
Quid, ensuite, du salarié qui ne peut pas effectuer ses missions parce qu’il n’a pas de pass sanitaire ? Soit le collaborateur fera un test PCR (payant) à chaque fois qu’il devra se déplacer, soit il ne le fera pas, et il se retrouvera dans la même situation que s’il perdait son permis de conduire. Il s’agit d’un fait extérieur à l’entreprise, mais dans la mesure où il a un impact sur l’exécution du contrat de travail, l’employeur peut y mettre un terme, pour cause réelle et sérieuse. Liée à des problématiques d’organisation. Dans ce cas, le pass sanitaire peut être assimilé à un “permis de travailler”.
Le projet de loi actuel ne fait pas du licenciement une obligation ; mais trouver un reclassement à son salarié en l’espace de trois jours (suivant la suspension du contrat de travail) risque d’être difficile. Personne n’ayant défini, jusqu’ici, en quoi consiste la solution de reclassement à proposer au collaborateur. Les entreprises sortiront-elles les gros moyens comme elles le font en cas d’inaptitude d’un salarié, ou de licenciement économique ? Rien n’est moins sûr. C’est la jurisprudence qui définira l’étendue de cette obligation de reclassement, dans les prochains mois, voire années, le temps que cela monte jusqu’à la cour de cassation.
Éric Rocheblave : La rupture du contrat de travail était à la fois une bonne et une mauvaise idée. Le projet de loi initial consistait ni plus ni moins à la création monstrueuse d’un motif de rupture automatique. Ce qui n’existait pas, jusqu’à présent. Les motifs de licenciement ne se divisent qu’en deux catégories : ceux liés à la personne du salarié, et ceux pour motif économique. Aucun motif de licenciement automatique n’existe. Pour la première fois, si ce texte n’avait pas été remanié, nous aurions eu un motif justifiant un licenciement, au bout de 2 mois, pour cause réelle et sérieuse. Il est très positif que les sénateurs aient supprimé cela (pour les CDI, en tout cas).
Mais l’on reste dans un vide juridique. Le gouvernement souhaitait ainsi permettre aux employeurs de sortir de situations ubuesques, par exemple se retrouver avec des salariés absents mais déterminés à ne pas obtenir leur pass sanitaire, sans pouvoir rompre leur contrat de travail. Ce qui permettait d’éviter une suspension ad vitam aeternam du contrat de travail. Mais la suppression de ce motif de licenciement n’a pas supprimé la possibilité pour l’employeur de licencier.
L’entreprise, malgré la disparition de ce motif de la loi, pourra toujours l’utiliser pour licencier. Le licenciement n’a pas été interdit pendant la période de suspension : ce n’est pas écrit dans le projet de loi. Les sénateurs ont certes supprimé des dispositions négatives, mais ils n’ont pas réintroduit de garde-fou à la place. Ils ont créé un nouveau monstre, en pensant à juste titre que cela protégerait les salariés. Mais ils ne sont pas allés au bout de leur logique, et demain, deux possibilités de licenciement subsisteront et pourront tout à fait être utilisés : l’absence prolongée du salarié (ne présentant pas, notamment, de pass sanitaire) qui désorganise l’entreprise ; et l’inaptitude médicale du collaborateur. Ceux ne pouvant pas se faire vacciner pour raisons médicales pourraient donc, si l’on se base sur le texte actuel, très bien être licenciés, pour inaptitude au poste.
Quant au reclassement sur un poste “non soumis à l’obligation” du pass sanitaire, il s’agit d’une disposition contradictoire : les salariés en contact avec la clientèle peuvent très bien croiser ceux qui travaillent dans les bureaux, certains postes seront revendiqués par des collaborateurs qui n’ont pas les compétences nécessaires, et de nouvelles situations de contentieux seront créées, alors que les entreprises concernées, déjà en difficulté, n’ont pas besoin de cela. Et l’on s’éloigne de l’objectif initial : protéger les salariés.
Que pensez-vous de l’option de la suspension du contrat de travail et de la rémunération qui y est liée ?
AF : Cette suspension pourrait conduire le salarié concerné à une situation plus difficile qu’un licenciement : cela signifie non seulement une absence de salaire, mais aussi la possibilité d’avoir un bulletin de paie négatif à la fin du mois ; car certains continueront aussi à payer leur mutuelle obligatoire. Une cotisation qu’ils payaient déjà, mais qu’ils devront continuer de payer, même si leur contrat est suspendu ; et qui ne sera plus déduite de leur salaire.
Autre mauvaise nouvelle : quand votre contrat de travail est suspendu, votre obligation de loyauté demeure. Il ne vous est donc pas permis de travailler ailleurs, même en CDD ou en free-lancing. Sous peine de vous faire licencier, pour rupture de loyauté.
ER : Cette situation de suspension de contrat et de suspension de salaire, sans possibilité de travailler ailleurs à moins de démissionner est également une aberration. Certaines personnes pourront très bien ne pas avoir de pass sanitaire de façon involontaire, du fait d’un nombre insuffisant de rendez-vous disponibles, de ruptures de stocks de doses vaccinales, etc. Ces non-vaccinés malgré eux seront ‘mis à pied’, sans salaire ni indemnisation, et sans possibilité de travailler ailleurs. Que feront-ils, suite à cette sanction ? Du travail au noir ?
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L’obligation faite à l’employeur de contrôler ses salariés est-elle valide sur le plan juridique ?
AF : La loi, pour l’instant, n’habilite qu’une seule personne à contrôler une aptitude médicale : le médecin du travail. Au nom du secret médical, l’employeur n’a absolument pas son mot à dire sur l’aptitude de son salarié, ou sur son état de vaccination.
Dans les seuls métiers où les collaborateurs sont tenus de se faire vacciner via des conventions collectives (notamment les pompes funèbres contre l’hépatite B), la jurisprudence estime que si une loi impose la vaccination, celle-ci ne peut être refusée, et autorise les entreprises concernées à licencier les salariés n’acceptant pas d’être vaccinés. Mais dans ce cadre, c’est à la médecine du travail de contrôler, et pas à l’employeur. S’il a un doute, il ne peut même pas demander à son collaborateur s’il s’est fait vacciner. Car s’il connaissait son état de santé, il pourrait générer une suspicion de discrimination liée à cet état de santé, pour toutes ses décisions ultérieures. Ce n’est donc pas à l’employeur de gérer cela. Le projet de loi devrait faire une entorse à cela.
ER : Sur ce plan aussi, ce projet de loi est une monstruosité juridique. Le but du jeu est de réduire la circulation d’un virus, pour certaines activités. Mais pour cela, on touche à un élément de la vie privée des salariés : leur état de santé (vaccinal). Le pass sanitaire, en quelque sorte un nouveau carnet de vaccination, appartient normalement à la vie privée de son possesseur, suivant le secret médical. Les lois existantes font du médecin du travail le seul interlocuteur à même de connaître l’état de santé du collaborateur, et sa compatibilité avec son poste de travail. L’employeur n’a normalement rien à voir avec cela, et n’a que l’obligation d’envoyer son salarié chez le médecin du travail, afin que ce dernier le déclare apte ou inapte.
On fait table rase de cela, en donnant le droit au dirigeant d’avoir connaissance d’un élément de l’état de santé du salarié, et de décider lui-même s’il est apte ou non à travailler. C’est une aberration, un grave coup de canif dans le droit commun du travail. Donner un tel pouvoir de contrôle et d’appréciation à l’employeur, lié à des informations médicales, c’est non seulement en faire un policier, mais oublier le secret médical.
C’est pour respecter la vie privée et la santé des salariés, et éviter qu’ils soient discriminés pour cela, que l’on a créé le médecin du travail. Il est l’intermédiaire entre le salarié et l’employeur, afin d’éviter que ce dernier s’érige en pseudo-médecin. Apprécier le fait qu’un salarié peut être vacciné ou non (en raison de comorbidités, d’intolérances ou d’allergies aux vaccins), n’est pas son rôle.
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Le projet de loi a-t-il des chances d’être amélioré ?
AF : Pour l’instant, tout reste à moduler et à aménager. Le ministère du Travail devrait accompagner le projet de loi d’un questions/réponses pour clarifier certaines situations. Mais depuis les débuts de la crise, le conseil constitutionnel n’a presque rien trouvé à redire sur les précédents textes : à mon sens, ce texte, passé par les différentes Chambres, devrait probablement passer.
Dans tous les cas, dans les prochains mois, les conseils de prud’homme devraient avoir de nombreux dossiers à traiter sur ce sujet.