S’ils ont hérité d’une entreprise familiale, c’est eux qui en ont fait un empire. Une fois qu’ils mettent le pied dans un marché, c’est pour en devenir les maîtres. Leurs méthodes diffèrent sur la forme : se développer par l’innovation, racheter des entreprises pour les rendre rentables, se lancer sur des secteurs de niche… Mais au fond, ils sont animés par des moteurs similaires : la volonté de puissance et la soif de réussir. Ces dirigeants, nous les avons appelés les “bulldozers” de l’entreprise parce qu’ils rebattent les cartes des marchés qu’ils accaparent et déstabilisent les équipes des sociétés qu’ils rachètent pour les modeler à leur façon. Mais ce sont aussi des bâtisseurs insatiables, des charmeurs qui savent s’entourer. Parmi les personnalités qui correspondent à ce profil, nous en avons sélectionnées quatre qui nous ont paru emblématiques : Xavier Niel, Patrick Drahi, Vincent Bolloré et Bernard Arnault. S’il est difficile de pénétrer leurs coulisses, nous avons toutefois essayé de décrypter leurs méthodes…
Savez-vous ce qu’est un bulldozer ? Le Larousse nous indique d’abord qu’il s’agit d’un anglicisme. Un bouteur, en bon français, est un “engin de terrassement constitué par un tracteur à chenilles ou à pneumatiques, équipé à l’avant d’une lame servant à pousser des matériaux”, selon la définition du dictionnaire. Soit une énorme machine qui balaie le plancher pour reconstruire à neuf par la suite. Mais le dictionnaire donne une autre définition de ce terme. Un bouteur est aussi un “gouvernail auxiliaire, placé à l’avant d’un bateau ou d’un convoi poussé, pour en accroître la manœuvrabilité”, même si cette définition ne fonctionne pas en anglais… Appliqué au monde de l’entreprise, un bulldozer pourrait décrire un dirigeant qui sait s’affranchir des règles et des lois du marché pour construire son empire et changer toute la donne, à l’image d’un Xavier Niel avec Free ou encore d’un Patrick Drahi qui n’a pas peur de cumuler plus de 45 milliards de dette pour faire ses affaires, selon les enquêtes de médias comme L’Hebdo (Suisse), Capital ou l’Express. Un bulldozer de l’entreprise pourrait aussi dénommer un entrepreneur qui sait accroître ses affaires en annihilant les frontières pour aller chercher plus de marchés à l’extérieur de l’Hexagone, à l’image d’un Vincent Bolloré en Afrique. C’est aussi un dirigeant qui sait s’emparer de tout ce qui peut lui servir, notamment des lieux de pouvoir, en se rapprochant des politiques ou des médias, par l’acquisition ou la création pure et simple de chaînes TV et de journaux.
Coup de griffe
Néanmoins, le terme de “bulldozers” ne fait pas l’unanimité des experts interrogés pour dépeindre les méthodes de ce type d’entrepreneurs. Il est, certes, très réducteur et ne dépeint que l’envers de la médaille. “Ce sont d’abord des créateurs et des constructeurs, explique Franck Nicolas, conférencier spécialiste des thématiques de leadership et président de la société Glob. Cela demande toujours d’utiliser des approches, des visions stratégiques, et cela requiert des capacités de focalisation et de cognition. La construction n’est jamais agréable.” Rome ne s’est pas faite en un jour… Ces dirigeants ont dû s’armer de patience et encaisser les coups pour parvenir à la tête de leur empire. Mais l’image du bulldozer véhicule aussi l’idée d’un manque de finesse, une qualité qui est loin de manquer à nos dirigeants. “Cela fait penser à un engin qui détruit tout, ou à Mike Tyson ! Alors qu’on a affaire, avec ces quatre dirigeants, à des gens très fins. Il ne faut pas oublier qu’ils ont créé des milliers et des milliers d’emplois.” Il n’empêche, ce ne sont pas des enfants de cœur. Ils ont chacun une part d’ombre, et une vraie poigne de fer en affaire, comme on le verra par la suite.
Félinité
Pour Christophe de Chaptal de Chanteloup, fondateur et dirigeant du cabinet de stratégie et de communication CC&A, qui vient de publier l’ouvrage Manifeste du faire, chez FYP Éditions, sur le leadership, ils représentent aussi un certain visage du capitalisme à la française, dans le sens où ils ont peut-être moins d’idées préconçues sur le marché, ils sont très souples et ils ont une capacité d’adaptation assez remarquable. Cela peut les différencier des manières de faire plus rigides des process anglo-saxons.
Mais pour décrire ce qui fait leurs traits communs, Éric-Jean Garcia, professeur affilié à Sciences po, va plus loin, et parlerait de “félinité”. “Ils ont tous à leur façon du charme, du mystère, beaucoup d’agilité, et une agressivité ponctuelle tel un chat, une violence soudaine dont ils sont capables lorsqu’à leurs yeux la fin justifie tous les moyens.” En même temps, il les décrit comme très calmes, très posés. Ils savent retomber sur leurs pattes, et, ponctuellement, se transformer en prédateurs. “Xavier Niel, à sa façon, est très cool, mais peut à tout moment donner un coup de griffe, poursuit le professeur. Tous sont capables de trahir, mais ce ne sont pas non plus des salops, ils se feraient manger sinon. Mais s’il y a un steak qui passe à côté, ils vont y aller. C’est ce qui s’est passé entre Bernard Arnault et Henri Racamier. Le jaguar s’est retourné pour planter ses griffes (1).” Selon le spécialiste, ils possèdent aussi un charisme chaleureux. Chacun à sa manière. Xavier Niel avec son style plus décontracté. Vincent Bolloré avec son tempérament plus fonceur. Patrick Drahi reste, lui, plus énigmatique et Bernard Arnault présente un certain côté policé et traditionnel. Ces dirigeants ne laissent pas indifférents et leurs personnages frôlent la mystification. Mais ces différences-là sont peut-être plus des effets de communication que des vraies oppositions stratégiques. Ils ont en commun un très grand sang froid. “Ils partagent un savoir-faire, une vision stratégique et une volonté de puissance”, estime Christophe de Chaptal de Chanteloup. Néanmoins, cette génération de leader, très marquée par son époque, et aussi exemplaire soit-elle pour les nouveaux entrepreneurs, va disparaître, selon les spécialistes. “Ils pratiquent un leadership de contrôle, ce sont des capitaines d’industrie, des dirigeants, des grands patrons, égrène Franck Nicolas. Un leader a notamment comme qualité la capacité à créer d’autres leaders, et non des suiveurs. Ces dirigeants-là sont plutôt des managers, qui font appel à des subalternes. Pour cette ancienne génération de baby-boomers, la valeur numéro un, c’est le travail, alors que pour la suivante, c’est la liberté. On n’aura plus de gens comme ça dans 20 ans.” Cela dit, nos quatre mousquetaires sont loin d’être enterrés et leurs stratégies sont, jusqu’à ce jour, toujours aussi efficaces…
(1 )Ancien patron d’LVMH, Henri Racamier a été évincé par Bernard Arnault après que le premier a fait appel à lui pour lui venir en aide dans les années 1990.
Bernard Arnault
Âge : 67 ans.
Origines : Il est né à Roubaix dans une famille d’industriels.
Études : Diplômé de Polytechnique.
Son parcours :
1974 : il travaille d’abord comme ingénieur au sein de l’entreprise Ferret-Savinel.
1977: il est nommé directeur de la construction puis directeur général.
1978 : il est président-directeur général de la société.
1984 : il devient PDG de Financière Agache S.A et de Christian Dior S.A.
1989 : il est le principal actionnaire de LVMH Moët Hennessy – Louis Vuitton et en prend la présidence en janvier.
Sa méthode : La réorganisation de son groupe autour d’un développement fondé sur les marques de prestige, avec Dior comme pierre angulaire.
Son empire : Le groupe LVMH réunit plus de 70 maisons d’exception qui créent des produits de haute qualité. C’est un acteur présent simultanément dans cinq secteurs majeurs du luxe : vins et spiritueux, mode et maroquinerie, parfums et cosmétiques, montres et joaillerie et distribution sélective. Il compte aujourd’hui plus de 120 000 collaborateurs à travers le monde et a réalisé en 2015 des ventes de 35,7 milliards d’euros.
Sa fortune : 35,7 milliards de dollars (31,5 milliards d’euros) selon le site Forbes.com fin mars, ce qui en fait, en 2016, le 14e milliardaire au niveau mondial et le 2e pour la France.
Ses titres : Bernard Arnault est président du conseil d’administration de Groupe Arnault S.A. À travers ses holdings familiales, Bernard Arnault anime le groupe et participe à la création de plusieurs fonds d’investissement internationaux. Il est Grand Officier de la Légion d’Honneur et Commandeur des Arts et des Lettres.
Sources : Lvmh.fr, Forbes.com.
Vincent Bolloré
Âge : 64 ans
Origines : S’il est né à Boulogne-Billancourt, sa famille est originaire de Bretagne.
Études : DESS de droit
Son parcours :
1970 : Il commence sa carrière comme fondé de pouvoir à la Banque de l’Union européenne.
1976 : il rejoint la Compagnie financière Edmond de Rothschild
1981 : il devient président-directeur général des papèteries et du groupe Bolloré.
Son empire : Coté en bourse, le groupe Bolloré a été fondé en 1822 et est aujourd’hui spécialisé dans le transport et la logistique, les médias et la communication ainsi que dans les solutions de stockage d’électricité. À côté de ces trois métiers, le Groupe gère un ensemble de participations financières. En 2014, il comptait plus de 54 000 collaborateurs dans le monde et affichait un chiffre d’affaires de 10 604 millions d’euros.
Sa méthode : Le pari sur les marchés de niche.
Sa fortune : 5,7 milliards de dollars, 248e milliardaires au monde et 11e en France.
Ses titres : Président du conseil de surveillance de Vivendi, PDG du groupe Bolloré… et près d’une centaine d’autres fonctions et mandats tels que président du conseil d’administration chez Havas, président du conseil d’administration de Financière Nord-Sumatra.
Sources : Bollore.com, Vivendi.com, Libération.fr.
Patrick Drahi
Âge : 52 ans
Origines : Issu d’un milieu modeste, fils de professeur de maths, il a vécu au Maroc jusqu’à 15 ans.
Études : École polytechnique et École nationale supérieure de télécommunications de Paris, en spécialité optique et électronique, en 1986.
Son parcours :
1988 : Il commence sa carrière professionnelle au sein du groupe Philips, en charge du marketing international du Royaume-Uni, d’Irlande, de Scandinavie et d’Asie, pour le satellite et le câble TV.
1991 : Il rejoint le groupe américano-scandinave Kinnevik-Millisat pour s’occuper du développement des réseaux de câble privé en Espagne et en France. Il était également impliqué dans le lancement commercial de chaîne de TV dans l’Est de l’Europe.
1993 : Il fonde CMA, un cabinet de conseil spécialisé dans les télécommunications et les médias.
1994 : Il crée Sud Câble Services.
1995 : Médiaréseaux est fondé à son tour.
1999 : Cette dernière entreprise est rachetée par UPC. Patrick Drahi conseille l’enrteprise jusqu’à mi-2000.
2002 : Il lance Altice
Sa méthode : L’achat d’entreprises bancales pour les redresser et le recours à la dette.
Son empire : Le groupe Altice est une société multinationale spécialisée dans le câble, la fibre, les télécommunications et les médias. Il est présent dans quatre régions : l’Ouest de l’Europe (France, Belgique, Luxembourg, Portugal et Suisse), les États-Unis, Israël et les territoire d’Outre-mer (les Caraïbes françaises, l’Océan indien et la République Dominicaine).
Sa fortune : 7,3 milliards de dollars (6,4 milliards d’euros), 205e milliardaires au monde et 10e en France. À titre comparatif, il était 57e en 2015, soit un saut remarquable en un an.
Sources : www.altice.com, www.forbes.com, www.huffigtonpost.fr.
Xavier Niel
Âge : 48 ans.
Origines : Xavier Niel a grandi à Créteil (91). Son père était responsable des brevets d’une entreprise de chimie pharmaceutique et sa mère comptable.
Études : Bac.
Son parcours : Il commence d’abord son business avec le Minitel Rose, puis investit dans des sex-shops. Dès le début des années 1990, il rachète 50 % des parts de la société qui est alors rebaptisée Iliad. Au même moment, Xavier Niel commence à s’intéresser à Internet. Il diversifie en parallèle ses activités sur le Minitel et reconvertit peu à peu ses services sur le Web. Il fonde en 1993 le premier fournisseur d’accès à Internet en France, Worldnet, société qui est vendue à Kaptech (Groupe LDCom) en décembre 2000. Il est à l’origine des évolutions stratégiques majeures suivies par le groupe, depuis le lancement du service Annu ou le développement d’une offre d’accès à Internet ayant pour modèle économique les reversements de France Télécom, jusqu’au lancement du projet Freebox. La révolution d’Iliad s’opère avec l’apparition de l’ADSL. L’entreprise développe le triple play, puis devient le 2e fournisseur d’accès à Internet en France, entre en Bourse, rachète des sociétés… La dernière grande bataille a consisté à obtenir la quatrième licence mobile, ce qui est fait en décembre 2009.
Sa méthode : L’innovation successive et la rupture des codes.
Son empire : Vice-président du conseil d’administration d’Iliad et directeur général délégué à la stratégie, il est l’actionnaire majoritaire et le dirigeant historique du groupe, maison mère de Free, opérateur de téléphonie. Il est le président fondateur de l’École 42 qui forme des informaticiens.
Sa fortune : 9,5 milliards de dollars selon Forbes.com. S’il est le 129e milliardaire mondiale, il est le 9e à l’échelle hexagonale.
Sources : Xavier Niel, l’homme free, Gilles Sengès, éditions Michel de Maule, 2012, Iliad.fr.
Retrouvez leurs méthodes décortiquées dans le numéro de mai du magazine Courrier Cadres.