L’accélération n’épargne personne ni aucune sphère de nos vies, explique le philosophe et sociologue Hartmut Rosa dans Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte, 2010). Elle régit profondément les structures des sociétés occidentales, nous faisant parfois perdre notre équilibre et notre bien-être. Pourquoi ne pas ralentir, alors ? Paradoxalement, s’arrêter, souffler ou même prendre (un peu) le temps de réfléchir n’est pas si évident à « placer » dans nos quotidiens millimétrés. L’art d’agir sans effort (Afnor Editions), écrit par Chloé Ascencio aux côtés de Magali Thoraval, propose aux managers et dirigeants d’ouvrir une brèche dans leurs habitudes grâce au « non-agir », puisé dans la philosophie taoïste chinoise et revisité par des approches systémiques modernes.
Une autre notion dont s’inspirer – et à réhabiliter – est l’otium. Héritée de la philosophie grecque, il s’agit d’un temps consacré à la réflexion et au développement personnel. En effet, accaparé par le « negotium », ou les affaires courantes, ce temps de « loisir intelligent » pourrait, selon Jean-Miguel Pire, sociologue, chercheur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et auteur de L’Otium du peuple. À la reconquête du temps libre (Editions Sciences Humaines), être un moyen de travailler notre discernement personnel et professionnel. Comment se lancer ?
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Le « non-agir » : lâcher prise avec impact
« C’est un concept clé de la philosophie chinoise qui signifie « ne pas forcer », sans pour autant ne rien faire », explique Chloé Ascencio, qui connaît bien la Chine puisqu’elle y a habité, travaillé et a appris la langue. Le but est d’agir avec le minimum d’effort pour un maximum de résultat. La posture à adopter ? À la fois pragmatique et stratège : « Il s’agit d’être plus attentif et réceptif, en cultivant l’écoute et l’observation, et en prenant des décisions en résonance avec le « fonctionnement des choses ». Cela conduit à des actions plus fluides, des relations plus sereines et, paradoxalement, à une plus grande efficacité globale. »
Pour cela, Chloé Ascencio insiste sur la maîtrise de deux piliers : « L’écologie de soi, d’abord, consiste à nous reconnecter au corps, à écouter nos signaux intérieurs. Cela passe souvent par la respiration. Puis l’écologie de la relation, qui s’inscrit dans l’approche systémique : si je suis bien connectée à moi-même, je suis mieux avec les autres, je peux m’appuyer sur autrui, notamment via la délégation. »
Comment se lancer dans le « non-agir » managérial ?
Définir clairement les rôles et responsabilités de chaque membre de l’équipe ainsi que les règles de communication, comme le feedback. Il est important, selon Chloé Ascencio, que le manager adopte également une position basse : « Cela se traduit par le fait de se concentrer sur la gestion des relations plutôt que sur l’exécution. À titre d’exemple, lors des réunions, observer attentivement les interactions sans intervenir immédiatement permet de mieux comprendre les dynamiques et de savoir quand agir. C’est pourquoi l’animation tournante des réunions est une pratique intéressante. »
L’otium : réhabiliter le loisir intelligent
En Grèce Antique, l’otium (d’abord appelé “Skholè” en grec) englobait toutes les activités permettant de développer la conscience, la capacité mentale, la réflexion, la méditation et le discernement. Ce temps libre et désintéressé était considéré comme essentiel à l’acquisition d’une pensée libre. « Parce que concomitant avec la naissance de la philosophie, l’otium est inhérent à la conscience humaine. Bien que repris par les Romains, il fut ensuite limité au domaine privé, contrastant avec le « negotium » ou temps de travail, qui est aujourd’hui valorisé socialement », explique Jean-Miguel Pire. Bien que cet idéal soit resté au cœur de nos institutions démocratiques, la valorisation du temps « fécond » a disparu de nos représentations : on l’associe, à tort, au divertissement. Face à la pression de la digitalisation et la gestion de l’incertitude, les entreprises ont tout intérêt à instaurer des espaces de pensée « non utilitaristes ».
Comment pratiquer l’otium en entreprise ?
« Il faut d’abord une légitimation collective afin que chacun puisse s’autoriser à prendre ce temps. Les managers peuvent intégrer des moments d’otium dans leur journée de travail – et celle de leur équipe – en instituant des pauses réflexives, en organisant des débats sur des sujets sociétaux ou en encourageant la lecture et l’art ». Le sociologue fait un parallèle avec la pratique de l’otium en milieu éducatif : il suggère la ritualisation de temps de lecture hebdomadaires pour tous ou encore des moments de création ou de contemplation artistique. « L’œuvre d’art est un formidable outil transactionnel pour débattre et s’ouvrir collectivement à d’autres dimensions de la vie. »
C’est donc en valorisant l’otium que l’entreprise, lieu du négoce par essence (« nec otium » ou « contre l’otium »), peut jouer un rôle significatif dans la création d’un environnement de travail plus réflexif, profond et robuste. En valorisant ces intermèdes, les collectifs de travail offrent aussi l’opportunité de redonner du souffle et de la profondeur à l’activité humaine et professionnelle.
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