Actualités

Actionnariat salarié : un outil de performance, mais aussi de justice sociale

Pour attirer les talents et les fidéliser dans une période où les recrutements sont difficiles, pourquoi ne pas permettre à ces derniers de participer au capital de la société ? C’est l’idée qu’ont eu un nombre croissant d’organisations en France en se lançant dans l’actionnariat salarié, un dispositif qui permet aux salariés de devenir actionnaires. En impliquant davantage les collaborateurs dans la réussite de leurs entreprises, ce système actuellement en vogue rendrait ces dernières plus performantes. L’analyse croisée de Cécile Cézanne et Xavier Hollandts, chercheurs spécialistes de la gouvernance d’entreprise, et auteurs d’une étude sur le sujet.

Où en est l’actionnariat salarié en France aujourd’hui ?

Cécile Cézanne : Nous avons récemment publié une étude dans la revue de l’Insee “Economie et Statistique”, dans laquelle nous avons analysé les conséquences pour une entreprise de disposer d’un actionnariat salarié. Pour cela, nous nous sommes penchés sur les 120 plus grandes sociétés cotées en France. Il faut être conscient que l’actionnariat salarié, que l’on peut définir comme la participation des salariés dans le capital de l’entreprise, est un mouvement qui se développe dans toutes les économies occidentales depuis les années 1970. La majorité des gouvernements européens ont soutenu le développement et la diffusion des mécanismes de participation financière et d’épargne des salariés du secteur privé. C’est le cas de la France.
Quand on regarde les chiffres actuels de la Dares, on constate que d’une façon constante, 7 à 9 millions de salariés, soit 49,9 % des salariés du secteur marchand non agricole, ont accès à un dispositif d’épargne salariale. Or, ces dispositifs, qu’il s’agisse de la participation, de l’intéressement ou des plans d’épargne entreprise (PEE), se transforment tous peu à peu en actionnariat salarié, dans la mesure où ils se muent en détention de titres de l’entreprise.
Aujourd’hui, 63 % des grandes entreprises disposent d’un actionnariat salarié. Ce sont surtout elles qui donnent accès à ce dispositif à leurs collaborateurs. Le contraste selon la taille des organisations est saisissant : 82 % de celles de plus de 1 000 salariés disposent de ce système, quand c’est le cas de seulement 14,5 % des PME. Mais il est intéressant de constater que, selon Fédération Européenne de l’Actionnariat Salarié (FEAS), le taux moyen d’actionnariat salarié entre 2006 et 2018 atteint 3,72 % du capital en France, contre 1,57 % en Europe : notre pays est donc assez en avance en matière de participation des salariés au capital de l’entreprise.

Xavier Hollandts : On estime que 3,5 à 4 millions de salariés en France, soit 1 sur 10, sont actionnaires de leur entreprise. Nous restons dans la moyenne mondiale, sachant que le champion reste les États-Unis, avec 1 salarié sur 3. Néanmoins, ces chiffres plutôt bons masquent le fait que ces 4 millions de salariés font principalement partie d’entreprises cotées, donc dans des sociétés importantes, qui offrent déjà des conditions de travail et de rémunération relativement avantageuses. L’angle mort de l’actionnariat salarié se situe donc dans les ETI et les PME, où le taux de diffusion de ce système est très faible, voire inexistant.

LIRE AUSSI : L’actionnariat salarié résiste malgré la crise

Quels sont les avantages de l’actionnariat salarié pour les collaborateurs ?

CC  : Concrètement, quand un salarié participe au capital de l’entreprise, il bénéficie dans l’immédiat des droits qui sont associés à ses titres. En tout premier lieu, le droit de vote en assemblée générale d’actionnaires. Et ensuite, celui de percevoir des dividendes. En France, le principe du droit de vote ordinaire s’applique : une action = une voix. Si bien que même un salarié qui n’aurait qu’une dizaine d’actions, détient le même nombre de voix. Ainsi, même “minoritaire”, tout salarié actionnaire peut participer aux décisions prises dans son entreprise. Il faut noter que depuis la loi Florange de 2014, se développe aussi le principe du droit de vote double, qui multiplie automatiquement par deux le droit de vote en AG des actionnaires détenant des titres depuis plus de 2 ans. Ce mécanisme permet à un actionnaire qui est inscrit à long terme dans sa société (autrement dit, qui souhaite favoriser son développement, plutôt que d’avoir des exigences de rentabilité à court terme) de bénéficier de deux voix pour une action. Un tel système favorise clairement le développement de l’actionnariat salarié, et donc l’inscription des salariés à long terme. Pour rappel, les droits de vote en AG permettent d’approuver les comptes, de définir la politique de distribution des dividendes, ou encore de nommer / révoquer les administrateurs. Cela peut aller jusqu’à des droits de vote en Assemblées Générales extraordinaires, qui relèvent notamment de changements de dénomination ou d’augmentations de capital de la société dans le cadre de fusions-acquisitions. Les collaborateurs prennent donc part, avec l’actionnariat salarié, à des décisions plus ou moins importantes.

XH : L’objectif de l’actionnariat salarié est de partager les fruits de la croissance, au-delà de la participation et de l’intéressement, en associant étroitement les salariés au destin de leur entreprise. On part du postulat que cette dernière n’existe que parce que ses collaborateurs contribuent, par leur travail, à vendre des produits ou des services, et qu’il est donc normal pour eux d’avoir une part du gâteau en fin d’année. Le deuxième droit associé à l’actionnariat salarié, celui de percevoir des dividendes, permet au salarié de bénéficier d’une partie de la valeur créée par l’entreprise. Tandis qu’en parallèle, grâce au droit de vote, ils agissent assez fortement en matière de gouvernance d’entreprise et participent au pouvoir. Dans nombre d’entreprises cotées, les collaborateurs deviennent même (collectivement) les premiers actionnaires de leur société. Chez Eiffage, par exemple, 25 % du capital est détenu par les salariés.

LIRE AUSSI : Démocratie en entreprise : peut-on donner aux salariés un “réel” pouvoir de décision ?

De leur côté, quel intérêt trouvent les entreprises dans ce système ?

CC : Pour les entreprises, le fait de transférer aux salariés une partie des richesses produites a forcément un effet positif sur la fidélisation de ces derniers. Tout comme sur leur satisfaction, leur engagement professionnel, et leur productivité. On l’observe très nettement : au niveau de l’organisation, ce dispositif a un impact fort sur l’engagement des collaborateurs. Il s’agit en fait de l’un des mécanismes d’incitation les plus en vogue en gouvernance d’entreprise, car le fait d’associer le salarié à la richesse produite va l’inciter à agir conformément aux attentes de la société. Autrement dit, en raison des gains monétaires liés à sa prise de participation de capital, l’actionnaire salarié va se montrer plus fidèle vis-à-vis de son entreprise, plus investi et plus productif ; ce qui va rejaillir positivement sur les performances de l’organisation.
L’actionnariat salarié est aussi important pour les organisations, car il a tendance à modérer les stratégies de distribution des liquidités aux actionnaires, et donc à équilibrer la gouvernance d’entreprise. En France, les choses bougent, mais l’on reste encore dans la logique d’une gouvernance actionnariale axée sur la rentabilité à court terme. Or, l’actionnariat salarié a tendance à nuancer la politique des entreprises de versement des dividendes. Ainsi, l’on constate que les sociétés concernées ont tendance à moins distribuer de dividendes et à moins racheter leurs actions. In fine, ce système concourt à rendre le fonctionnement des entreprises plus vertueux et responsable, en stimulant une performance à long terme (davantage axée sur la RSE, notamment).

XH : Pour les entreprises, l’intérêt est que ce système fidélise les salariés, beaucoup plus que la participation ou l’intéressement. Ces deux mécanismes favorisent l’engagement et l’implication des salariés pour la stratégie de leur société, mais l’actionnariat salarié décuple ces bénéfices en matière de RH et de management. Toutes les études sur le sujet, dont la nôtre, montrent que les performances d’une entreprise augmentent systématiquement quand les salariés sont aussi actionnaires. Et dans une période où les recrutements sont difficiles, ce dispositif est aussi un bon moyen d’attirer les talents. En France, il fait partie, au même titre que les tickets restaurants ou le remboursement des frais de transport, d’un avantage social non négligeable.

LIRE AUSSI : Salaires : coup d’arrêt sur les augmentations après la crise

Comment pourrait-on agir pour que le recours des PME à ce système augmente ?

CC : Pour développer l’actionnariat salarié, il faudrait continuer de développer l’épargne salariale au sens large. La législation actuelle permet de convertir les sommes de la participation, de l’intéressement et des plans d’épargne entreprise en supports d’investissements en actions ; alimentant ainsi les mécanismes de participation des salariés au capital. La loi PACTE, notamment, a réduit le forfait social (la contribution payée par l’entreprise) pour les entreprises qui proposent aux salariés de devenir actionnaires dans le cadre du PEE et de l’épargne salariale. Ce qui favorise déjà grandement le développement de l’actionnariat salarié dans les PME. L’objectif de la loi PACTE est par ailleurs que 10 % du capital des entreprises soit détenu par les salariés d’ici 2030, signe d’une prise de conscience que la présence des collaborateurs au capital des entreprises stimule la performance de ces dernières, notamment à long terme. Mais il est sans doute possible d’aller encore plus loin dans les mesures favorables à l’actionnariat salarié.

XH : Malgré les incitations et les lois en faveur de ce dispositif, ce phénomène reste encore très concentré dans les grandes entreprises. Parce que les entreprises plus petites ont notamment besoin de faire appel à des experts externes pour mettre en place un tel système. Mais il faut noter que malgré quelques frais de gestion à régler, l’intérêt financier est aussi là : on estime que pour qu’un salarié puisse avoir 1 000 euros de plus au bout d’une certaine période, cela coûtera 30 % moins cher à une entreprise de le faire par ce type de mécanisme que par une augmentation de salaire traditionnelle. Il faudrait massivement diffuser l’information et sensibiliser les experts comptables et les comptables (qui font figure de contacts et de conseillers privilégiés des dirigeants de PME) à ce système. Il faut aussi aller plus loin que la loi PACTE pour favoriser l’accès à ce type de mécanisme. Car au fond, derrière, c’est une question de justice sociale, de rémunération, de reconnaissance, voire même pour certains de dignité du travail, puisque l’on peut considérer que les salariés, essentiels à la vie de leur entreprise, ont droit à une part du gâteau, tout comme les actionnaires traditionnels. En toile de fond, l’enjeu est bel et bien de permettre un traitement équitable entre les parties prenantes.

 

 

Ajouter un commentaire

Votre adresse IP ne sera pas collectée Vous pouvez renseigner votre prénom ou votre pseudo si vous êtes un humain. (Votre commentaire sera soumis à une modération)