Management

“Avec la crise, les managers de proximité ont pris le pouvoir” (François Dupuy)

Entre avril et décembre 2020, le sociologue François Dupuy a mené une enquête avec des entreprises sur le travail en temps de crise. Il revient sur les enseignements tirés en matière d’organisation du travail et de management.

Sociologue des organisations et consultant de dirigeants, François Dupuy a travaillé au CNRS et à l’Insead. Il est l’auteur de “Lost in Management” (2011),  “La faillite de la pensée managériale (2016)”, et “On ne change pas les entreprises par décret” (2020).

 

La crise a-t-elle eu un réel impact en matière d’organisation du travail ?

Attention : la crise n’est pas terminée. Il y a eu des évolutions, mais les entreprises sont encore dans des systèmes d’adaptation, et ne sont pas à même de tirer toutes les leçons de cette crise.

Avec l’universitaire Cécile Roaux et le consultant Sébastien Olléon, nous avons mené une longue étude. Près de 600 entretiens qualitatifs ont été menés avec des dirigeants, managers et employés. Suite à cela, je suis en mesure de dire que la catégorie qui a assuré l’essentiel, c’est-à-dire la continuation de l’activité, est l’encadrement de proximité.

Les ‘sergents chefs’ des entreprises ont reçu leurs bâtons de maréchaux. Ce sont eux, qui au jour le jour, ont été capables d’assurer la continuité de l’activité. D’une façon remarquable : avec de la désobéissance opérationnelle. En sociologie, il s’agit de s’exonérer, pour faire son travail, de tout ou partie des règles et process qui régissent habituellement les actions de chacun.

Ce fatras bureaucratique était contradictoire avec la mission de continuation de l’activité. Et le fait que les managers de proximité s’en soient exonérés a permis que les choses fonctionnent bien, sinon mieux. Une question se pose : étant donné que les dirigeants s’en sont rendu compte, reviendront-ils à la situation antérieure ? Ou comprendront-ils que l’encadrement de proximité est au contact du terrain, et qu’il faut continuer de lui faire confiance, comme on a été obligés de le faire ? Car il est important de souligner qu’avec la crise, la confiance était une obligation, mais que cela a fonctionné. Les entreprises reviendront-elles en arrière, rétablissant des fonctions support / siège parfois inutiles, ou continueront-elles ainsi ? Si elles choisissent la seconde option, elles devront alors se poser la question du devenir des sièges sociaux, ainsi que des fonctions centrales à garder (et leurs rôles).

Car si l’on considère que ce sont les managers de proximité qui ont assuré la continuation de l’activité et qu’ils ont en quelque sorte pris le pouvoir, une autre question se pose. Quel serait le re-positionnement de l’encadrement intermédiaire, sans command and control ? Les entreprises n’ont pas encore tranché. Je ne suis pas devin, mais il est probable qu’une évolution va s’opérer, entre des systèmes relativement hiérarchiques et d’autres où l’encadrement intermédiaire sera incarné par des fonctions d’animation, de support de l’activité des managers et des équipes. Beaucoup moins hiérarchiques, beaucoup plus apporteuses de solutions.

Il est difficile de savoir s’il sera possible de revenir en arrière. Cela sera compliqué parce que l’encadrement de proximité n’en aura pas envie, mais aussi parce que les équipes auront appris dans cette crise le sens concret de l’autonomie au travail. La proximité entre les deux populations s’est accrue. Elles ont un intérêt commun : préserver leurs nouvelles marges d’autonomie.

 

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La situation est-elle différente aujourd’hui de celles que vous décriviez il y a dix ans dans le tome 1 de “Lost in Management”, puis avant la crise dans son tome 3 ?

En 2011, j’expliquais combien les entreprises étaient en passe de perdre le contrôle d’elles-mêmes, en multipliant les intermédiaires, les process et les reporting. Avant la crise, cette bureaucratie était à son summum. Mais l’effet de cette crise pourrait être bénéfique, puisqu’elle pourrait permettre au management de proximité de continuer de s’exonérer de cette bureaucratie. Si les entreprises en prennent acte, le résultat pourrait être positif. Sinon, elles continueront d’entretenir un gouvernement par la règle, de produire des process et encore des process, au détriment du sens et de l’efficience.

Difficile de prédire ce qu’il adviendra, mais il faut rappeler qu’elles ont eu l’occasion d’expérimenter d’une façon concrète ce que voulait dire la confiance. Dans “On ne change pas les entreprises par décret”, j’expliquais pourquoi bien des changements annoncés s’enlisent car ils ignorent la réalité. Mais aujourd’hui, le savoir a augmenté dans les organisations. Les cadres comme les salariés savent un peu plus de quoi ils parlent, et cette connaissance par l’expérience devrait être décisive.

Le changement devra quand même être organisé. Mais après que l’on ait analysé ce que l’on a vécu pendant plus d’un an, et surtout après avoir écouté réellement les salariés. J’expliquais dans mon livre, avant la crise, qu’il était essentiel de cultiver la confiance. Et c’est justement cette confiance qui a été expérimentée avec succès.

 

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En matière de rapport au travail et de dialogue social, quelle est votre analyse ?

Cela va surtout changer chez les salariés. D’abord parce qu’ils ont découvert l’autonomie, et que l’on ne pourra pas retourner au système de command and control traditionnel. Ensuite, parce que dans le contexte des accords de télétravail en cours de signature, les salariés et les syndicats qui ont expérimenté cette façon de travailler savent de quoi ils parlent. Ils sont plus à même de négocier. Les négociations seront beaucoup plus argumentées qu’avant.

En matière de télétravail, les dirigeants devront tenir compte de ce que souhaitent les salariés eux-mêmes. Suite à notre étude menée en 2020, il apparaît que ces derniers ont une idée très précise du mix à atteindre pour que distanciel et présentiel soient compatibles. Parce qu’ils savent pertinemment que la distance tue l’informel. C’est pourquoi ils demandent souvent 3 jours de télétravail / 2 jours de présentiel, ou 2 jours de télétravail / 3 jours de présentiel. C’est aussi pourquoi ils sont nombreux à avoir, sans le dire, spontanément, reconstitué des groupes affinitaires en ligne. Par exemple sur WhatsApp. Les salariés, qui auront beaucoup appris, seront plus à même de dire ce qu’ils souhaitent : leur volonté devrait être davantage prise en compte après cette crise.

 

 

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