Tribune – La mode du Happy en entreprise bat de l’aile. Les ouvrages et prises de position visant à relativiser ou à combattre les fondements de cette mode managériale se multiplient. Au-delà du désormais célèbre babyfoot, la présence d’autres outils tels que les applications de type « scanners sociaux » doit être questionnée… Par François Geuze, Auditeur Social e-Consulting RH et Directeur de la Recherche du HRFiabLab
Depuis quelque temps maintenant, on voit fleurir nombre d’applications qui nous proposent, à grand renfort de slogans marketing, de venir nous soutenir dans le développement de fonctions et missions RH et Management rarement concernées par les systèmes d’information conventionnels.
Toutes ne revêtent pas la même utilité, ni les mêmes objectifs. On peut signaler l’apparition par exemple d’une application de whistleblowing (système de dénonciation des dérives éthiques en entreprise, obligatoire dans les grandes sociétés américaines) utilisant des techniques de blockchain, ou d’une application de gestion des plannings utilisant big data et chronobiologie pour certains secteurs sensibles (pompiers, hôpitaux, etc.). Toutefois, une famille assez nombreuse se dessine autour de l’évaluation du ressenti des collaborateurs face à leur entreprise, métier et mode de management. Ces applications, qui cherchent à s’immiscer dans les politiques QVT et Sociales de nos organisations, ne sont pas sans poser nombre de problèmes.
Pour identifier les principaux d’entre ces problèmes, il nous faut intégrer le fait que ces applications reposent dans la quasi-totalité des cas sur l’administration d’un questionnaire ou de questions par le biais d’une « app » ou d’une plateforme Internet. Selon des périodicités variables, des sollicitations sont adressées à un panel de collaborateurs, qui ont alors la possibilité de répondre à des questions du style « mon manager est à mon écoute ». Similaires aux enquêtes de climat social en entreprise , ces scanners sociaux différent principalement par la répétitivité de la mesure et par le « saucissonnage » du questionnaire dans nombre de cas et dans certains cas précis par la composition du panel de répondants.
Fausses promesses et méconnaissance des temps sociaux
Bonne idée, mauvaise raison. Bon nombre de ces applications « surfent » sur la vague du « Bonheur au travail ». Nouvelle injonction de notre époque formidable, le Bonheur au travail serait la panacée à tous nos problèmes de performance. D’ailleurs on vous le dit partout sur les réseaux sociaux, un salarié heureux serait moins fréquemment absent, plus productif, plus créatif, etc. il ne manque que quelques pourcentages pour flatter les plus bas instincts de ceux qui désirent instrumentaliser le bonheur, ce qui relève de l’intime, au service d’une performance nécessairement économique. On en profitera pour noter au passage que les chiffres cités sont généralement plus que fantaisistes et qu’il est quasiment impossible de les rattacher à la moindre étude scientifique sérieuse.
Bonne raison, mauvaise méthode. La notion de QVT est autrement plus sérieuse, elle évite les babyfoot, les jelly beans et autres soirées pizza (obligatoires sinon vous serez mal vu.e) et surtout est moins porteuse de risques de dissonance entre un discours sur l’entreprise et la réalité du travail. Car l’un des risques majeurs est bien là. Cet écart entre une situation idéale présentée ou sous-jacente à ces outils d’une part et la réalité de l’entreprise d’autre part. Cette mesure d’écart, récurrente, régulière, permettrait de voir ainsi, à chaque nouvelle mesure, de manière brute et sans filtres, la lenteur ou l’absence de progrès. Or, la répétitivité de l’enquête peut affecter gravement le climat social si, entre les deux mesures, l’entreprise n’est pas en capacité d’apporter de manière effective et visible la preuve d’améliorations concrètes. Les attentes se rajoutant aux attentes, le sentiment de ne pas être réellement écouté et entendu peut avoir en effet des effets dévastateurs.
Mauvaise méthode, mauvais résultats
Quelle crédibilité apporter à ces questionnaires ? Certes, nombre de ces start-up vous déclarent travailler avec des spécialistes voire développer des partenariats avec des laboratoires de recherche (en psychologie sociale généralement). Cela est parfois un gage de qualité dans la construction du questionnement. Mais alors pourquoi donc « saucissonner », ou segmenter, ces questionnaires ? Quelle est la qualité de l’analyse que l’on peut en faire alors que l’ensemble du questionnaire a été administré sur une période, plus ou moins longue, au cours de laquelle le contexte de l’entreprise a de toute façon évolué.
Que ce soit des problèmes de méthode, de résultats ou de conformité aux promesses, voire des trois à la fois, restera alors la question de l’identification et de la proposition d’un plan d’action. Qui peut sérieusement croire que la conception d’un plan d’action cohérent, permettant d’adresser véritablement les difficultés d’une entreprise en matière de QVT ou de relations managériales peut être réalisé ainsi ? Que délivrer les résultats comme certaines applications le font aux managers va permettre de travailler véritablement sur les causes plus que sur les conséquences d’un mauvais contrat de travail (le terme de contrat n’étant ici pas de nature juridique) ? Ou que l’on peut travailler sur des échantillons restreints, sur un nombre de questions limitées sans intégration du contexte ?
Ces applications semblent toutefois trouver leur marché, portées par notre rage quantificatrice. Ce qui ne se mesure pas n’existe pas parait-il…
Êtes-vous prêts pour adopter TripAdvisor dans l’entreprise ?
Le pire est toujours à venir, quoique … Alors qu’en Chine on évoque la mise en place d’un système de notation sociale des citoyens ou que l’on apprend que les vêtements de travail avec capteur d’humeur intégrés sont déjà utilisés, avons-nous, nous aussi, nos apprentis sorciers ?
La notation sociale des entreprises n’est pas une nouveauté. Certains organismes et certaines entreprises ont depuis de nombreuses années pris l’habitude de réaliser ou de se prêter contre espèces sonnantes et trébuchantes aux classements des top employeurs chez qui il fait bon vivre. Personnellement je ne suis pas très « fan » de ce type de pratiques, essentiellement car elles relèvent plus souvent d’une logique de marque employeur réduite à sa plus simple expression que d’une volonté réelle d’amélioration des situations. Mais les entreprises sont volontaires, les méthodes relativement rigoureuses, donc pourquoi pas ?…
Le problème provient actuellement de nouveaux entrants sur ce marché jugé prometteur, qui cherchant à se faire une place au soleil et à « disrupter » le marché de l’évaluation managériale ; et des entreprises se mettent, selon moi, à faire n’importe quoi. Dans ce « n’importe quoi », l’on peut tout particulièrement distinguer la publication sur les réseaux sociaux de résultats globaux d’une entreprise. Faute renforcée en l’occurrence par la constitution du panel de répondants et par le fait que l’entreprise n’était, semble-t-il, ni associée à la démarche ni associée à l’utilisation de l’ « app ».
Prenons un exemple malheureusement réel : un petit nombre de collaborateurs, ayant téléchargé une application sur les « stores » Android et iOS, ont partagé cette application entre collègues de manière virale, sans que l’entreprise soit au courant ; puis l’éditeur de l’application a publié sur les réseaux sociaux une note (obtenue on ne sait comment) pour l’entreprise. Note calculée sur la base d’une centaine d’évaluations (dont on n’est pas sûr qu’elles soient toutes complètes) alors que l’entreprise comporte plus de 30.000 collaborateurs. Interpellé, l’un des dirigeants de cette entreprise m’a pourtant quasiment affirmé voici peu que tout allait bien et que nous avancions tous dans l’ère de la transparence.
S’attaquer aux causes du mal-être
Nous ne pouvons accepter cela, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nous avons tous besoin d’ombre et de lumière. La transparence totale n’est qu’une nouvelle forme de totalitarisme. Il ne manquera bientôt plus que de transformer les lois Auroux (promulguées en 1982, elles ont institué les « Conseils d’Atelier et de Bureau », des espaces de discussion au sein du service) et de créer des tribunaux d’atelier et de bureau pour sanctionner les managers ou les collaborateurs ne répondant pas aux critères édictés par le groupe ou l’entreprise.
L’on rétorquera que ces évaluations sont bien pratiques, que nous les utilisons pour choisir un hôtel, un restaurant, etc. Alors pourquoi refuser un TripAdvisor de l’entreprise ? Peut être simplement parce qu’à la différence du client d’un restaurant, on travaille dans l’entreprise et que l’information ne regarde que cette entreprise et pas nécessairement le collaborateur de l’entreprise d’a côté ou concurrente (et – pitié – ne me sortez pas l’excuse de la « marque employeur » car on cherche ici à améliorer la qualité de vie au travail. Le mélange des genres est ici particulièrement indigeste).
Nous devons lutter contre ces pratiques car la relation que nous avons au travail ne peut se résumer à l’achat ou à la vente d’une force de travail, nous ne sommes pas des clients qui décideront du jour au lendemain de changer de table, la transformation de nos organisations ne s’effectue pas en un tour de main et si nous voulons la travailler en profondeur cela prend du temps.
Si l’on ne veut pas se limiter à cacher les problèmes derrière un paravent, il faudra bien un jour que l’on s’attaque aux causes du mal-être. Si nous voulons avancer cela ne pourra se faire qu’en partageant tous ensemble les diagnostics, c’est vrai, mais plus encore, les solutions. La réalité du bien-être ne peut s’enfermer dans les tiroirs qu’inventent les éditeurs de « solutions ».
L’auteur
Auditeur Social e-Consulting RH et Directeur de la Recherche du HRFiabLab, François Geuze est un expert des stratégies RH et du contrôle de gestion RH, ainsi que des nouvelles technologies appliquées au domaine de la gestion des hommes. Il anime le site web e-rh.org.