Comment définir les biais cognitifs ?
Les biais cognitifs sont des erreurs systématiques de raisonnement, ou des raccourcis mentaux, qui altèrent nos opinions et nos décisions en nous faisant parfois éviter l’analyse approfondie de toutes les informations à notre disposition. Bien que ces biais puissent être utiles au quotidien, nous permettant d’agir rapidement face à une menace soudaine ou de prendre des milliers de décisions de manière réflexe, ils peuvent nous jouer des tours en entreprise, à notre insu, et mener à de vraies catastrophes.
Pourquoi est-il important de les identifier au travail ?
Il est intéressant pour les dirigeants et les managers d’identifier et de neutraliser le plus possible ces fameux biais — non seulement pour prendre de meilleures décisions, mais aussi et surtout pour encourager la diversité des points de vue, l’intelligence collective et la créativité dans leurs équipes. On le voit dans la plupart des biais : ils peuvent nuire à cette diversité de points de vue, qui à mon sens, est un enjeu fondamental dans les organisations. Se nourrir de ces diversités de points de vue et cultiver une pensée divergente est capital pour le succès de toute entreprise.
Quels sont les principaux biais cognitifs qui affectent le management et la prise de décision en entreprise ?
On compte actuellement plus de 200 biais cognitifs. Depuis les travaux du psychologue Daniel Kahneman en 2011 sur les deux vitesses de la pensée, qui ont nourri les recherches en neurosciences, on en découvre régulièrement de nouveaux. On peut en isoler 32, qui entrent tout particulièrement en action dans le contexte professionnel. Ce sont eux qu’il faut essayer d’identifier et de neutraliser au quotidien.
Parmi les plus significatifs et les plus fréquemment mobilisés lors d’une prise de décision en entreprise, il y a le biais de confirmation, qui pousse à accorder plus de crédit aux faits qui vont dans le sens de nos hypothèses. Notre cerveau cherche à éviter l’inconfort provoqué par les dissonances entre nos croyances et la réalité. Ainsi, nous avons tendance à rechercher du « confort » neuronal en tentant de conformer notre tout premier point de vue.
Dans le recrutement, et cela concerne tout particulièrement les directions des RH, le biais du champion amène à accorder plus d’importance à l’aura d’un candidat qu’à son contenu. Par exemple, quelqu’un qui viendra d’une entreprise à succès arrivera en terrain conquis car il est déjà un « champion » à l’extérieur. Même si rien ne dit qu’il le sera aussi dans sa nouvelle organisation. L’effet de halo, basé sur l’impression générale qu’une personne nous fait, et le biais de stéréotype, qui conduit à évaluer différemment les personnes selon qu’elles nous ressemblent ou non, sont également très prégnants chez les managers, les collaborateurs et les dirigeants. Ces biais tuent la diversité cognitive, celle des points de vue différents et divergents.
On peut encore citer le biais de surestimation de soi, qui est à l’origine de tant d’échecs pour les dirigeants ; parce que sûrs d’eux-mêmes et de leur fait, ils s’entêtent et surestiment leurs capacités. Des projets échouent parce que les leaders s’obstinent et refusent de reconnaître l’échec. Enfin, le biais de pression sociale est un autre fléau à combattre. Lié à l’appartenance à un groupe, il pousse ceux qui ont une opinion minoritaire à se taire.
Pourquoi est-il si difficile, même pour les individus expérimentés, de repérer leurs propres biais cognitifs ?
Un autre biais, celui de la « tâche aveugle », joue également, et nous empêche de reconnaître nos propres biais : nous nous croyons moins biaisés que les autres, nous ignorons nos préjugés et nous avons l’impression d’être objectifs. Il est donc souvent très difficile, mécaniquement, d’identifier nos propres biais. Paradoxalement, lorsque l’on examine de près les enjeux liés à nos biais, ils sont facilement identifiables, mais par les autres. Il est ainsi important de s’entraîner à les neutraliser collectivement. Parce que si nos biais sont individuels, les solutions pour les contrer sont, elles, principalement collectives.
L’idée est d’instaurer toute une série de réflexes individuels et collectifs, ainsi que des entraînements mentaux, afin de neutraliser les biais de chacun. Il serait illusoire de prétendre pouvoir tous les neutraliser, notre cerveau étant programmé et conçu pour fonctionner avec eux. Mais grâce à un entraînement individuel et à des techniques collectives, il est possible d’en neutraliser un grand nombre et de réduire l’impact de tous ceux qui subsistent.
Quel sont les enjeux pour les managers et les DRH ?
La première vraie bonne raison de s’attaquer collectivement aux biais cognitifs, c’est de prendre de meilleures décisions (de recrutement, d’organisation, de recrutement, de plan social…). La seconde, c’est de favoriser la diversité des points de vue, la diversité cognitive, la créativité, le fait de pouvoir penser différemment, et donc quelque part, l’innovation et la créativité.
Les biais individuels se cumulent. Quand vous cumulez biais de groupe, pensée de groupe, pression de la norme, biais de confirmation et biais du champion par exemple, vous allez avoir tendance à vous taire en réunion, par peur de vous désolidariser du groupe auquel vous appartenez, par admiration pour votre leader. Tout ceci ne favorise pas les pensées divergentes et les points de vue différents.
J’observe souvent que dans les comités exécutifs ou les comités de direction, le dirigeant prend la parole en premier : « Voilà mon point de vue, qu’en pensez-vous? ». Et là, de nombreux biais s’activent chez les autres et inhibent ainsi la pensée divergente. Donc le premier conseil que je donne aux dirigeants, c’est de poser le cadre, de poser la question à résoudre, et de se taire, de faire silence, d’écouter les autres, tout en encourageant les points de vue différents, et surtout les désaccords. Son point de vue, il le donnera en dernier.
Quels conseils concrets donneriez-vous pour neutraliser les biais cognitifs, individuellement ?
L’entraînement mental permet de repérer nos états intérieurs, nos pensées, nos émotions et nos ressentis physiques. Plus on s’entraîne à ce contrôle métacognitif, c’est-à-dire à observer sans jugement les signes physiques de nos biais en jeu, et d’une manière générale, plus on pratique l’entraînement mental, comme la méditation de pleine conscience, plus on développe une présence attentive pour intégrer le contexte complet de nos comportements et de ceux des autres.
Les êtres humains ont une tendance naturelle à voir les actions des individus comme le reflet de traits de caractère stables, plutôt que comme la conséquence de facteurs externes ou de circonstances. La pratique d’entraînement mental individuel nous aide à réguler notre réactivité émotionnelle face aux stimuli négatifs, à apaiser notre cerveau reptilien, afin de ne plus regarder en premier ce qui est négatif. Par l’entraînement mental, on peut donc vraiment approcher d’un peu plus près les biais qui surgissent dans notre système de pensée, afin de les neutraliser. Apprendre à douter de nos émotions et à se questionner sur notre raisonnement est également un bon outil.
En outre, il faut savoir que la charge mentale accélère et favorise les biais, car elle nous incite à créer des raccourcis mentaux pour décider plus vite. Des techniques individuelles d’entraînement mental peuvent nous aider à alléger cette charge mentale, afin de neutraliser plus rapidement nos biais cognitifs. Enfin, la flexibilité mentale, qui consiste à s’ouvrir à la diversité des points de vue lors de chaque interaction, à changer d’avis plus facilement et donc à repérer plus vite ses systèmes de pensée automatique, est une pratique très puissante face aux biais.
Et collectivement ?
Le questionnement collectif est un bon moyen d’approcher nos biais, car encore une fois, ils se cumulent et sont difficiles à corriger individuellement. Lors de l’évaluation d’un candidat, d’un projet, d’une décision ou d’un collaborateur, on peut d’abord encourager les évaluations collectives plutôt qu’individuelles, pour éviter les biais émotionnels. Instaurer des temps de réflexion, notamment écrits, à la fin d’une journée, d’un mois ou d’un projet, permet aussi de prendre plus de temps pour réfléchir avant d’agir.
Le courage managérial consiste également à encourager sincèrement les esprits critiques et la pensée divergente, en écoutant les collaborateurs qui proposent des approches différentes. Notamment les nouvelles recrues. On peut aussi s’efforcer de décourager l’autocensure, et encourager l’expression de désaccords. Un dirigeant peut, par exemple, préciser qu’il n’y a aucun problème à ne pas être d’accord. Une autre technique intéressante, et collective, consiste à constituer deux sous-équipes ; l’une jouant le rôle de l’avocat du diable et l’autre celui de l’avocat de la défense. Chaque sous-équipe est chargée d’attaquer ou de soutenir un projet donné, point par point. C’est une espèce de gymnastique intellectuelle pour peser réellement le pour et le contre de chaque projet.
Les « pre-mortems », qui consistent à se projeter dans l’avenir et à imaginer les causes possibles d’échec d’un projet, sont également utiles. L’idée est de se projeter dans l’avenir, d’imaginer qu’un projet a lieu, et de lister les problèmes et les solutions possibles. Tout ce qui favorise l’inclusion, comme les techniques de réunion inclusive où l’on écoute réellement l’état d’esprit, les émotions et les pensées des uns et des autres, peut enfin contribuer à neutraliser nos biais.
Finalement, les dirigeants et les managers doivent garder à l’esprit qu’ils sont aveugles à leurs propres biais, et faire attention à cette myopie qui les empêche de se remettre eux-mêmes en question.