Les cadres passent en moyenne 9 heures par semaine en réunion, mais ils les considèrent en majorité comme improductives. Comment lutter contre ce fléau de la “réunionite” ? Louis Vareille, ancien cadre dirigeant de Danone devenu “réuniologue”, intervient dans une vingtaine d’entreprises (PME, grandes…). Interview.
En quoi le trop grand nombre de réunions est-il un gâchis pour les équipes et leurs entreprises ?
Le sujet des réunions est une préoccupation largement répandue. Ainsi, selon une étude Opinionway de 2017, un manager passe en moyenne par semaine 9 heures en réunion, soit 25 % de son temps. Et en même temps, il considère que seules 50 % de ces réunions ont été efficaces. Nous pouvons dire que nous sommes tous confrontés à des réunions dont nous sortons frustrés, avec l’impression d’avoir perdu notre temps, d’avoir été inutiles, et de ne pas avoir été entendus.
La réunionite, cette fameuse pathologie qui atteint nombre d’entreprises et d’organisations, pose deux questions. D’abord, celle du risque de perte de productivité : lorsque vous passez des heures en réunion, sans que cela ne débouche sur quelque chose d’utile, le travail pour lequel vous êtes payé n’est pas fait.
Ensuite, se pose le risque encore plus grand du désengagement individuel. Les Américains appellent parlent du “meeting recovery syndrome”, pour caractériser le temps que passent les salariés près de la machine à café à se plaindre de l’horrible réunion qu’ils viennent de quitter, et du comportement souvent inacceptable de l’animateur, voire des participants. Lorsqu’une réunion est inutile, le collaborateur est frustré : il pense qu’on l’envoie dans des endroits où il ne sert à rien, où il perd son temps, et où la possibilité de prendre la parole lui est rarement laissée (car il y a trop de participants, ou même car lui-même n’ose pas parler en face de ses chefs).
En plus de tout cela, les salariés s’ennuient, bien souvent : ils contemplent un défilé continu de slides PowerPoint pendant des heures, sans avoir l’opportunité d’interagir. Conséquence : les collaborateurs se sentent mal utilisés, ce qui peut les conduire à de la frustration et les pousser à quitter l’entreprise. Finalement, la réunionite est une maladie, une pathologie des organisations, qui concerne le nombre des réunions, mais aussi leur qualité. Trop de temps est consacré à de mauvaises réunions, qui dérivent du sujet d’origine, ou qui sont mal organisées, et qui participent à un taux élevé de turnover.
Comment on explique ce phénomène de la réunionite ?
Personne n’est formé à la conduite de réunions, voilà pourquoi les réunions inutiles se multiplient et se succèdent. Dès l’école de commerce ou l’école d’ingénieur, vous êtes programmé pour passer 25 à 50 % de vos 40 ans de carrière en réunion.
Or, aucun cours consacré aux réunions n’existe dans les grandes écoles. Résultat, une fois en poste, les cadres et les dirigeants sont tous convaincus individuellement d’appliquer des bonnes pratiques de conduite de réunion, issue de leurs expériences et de leur intuition, sauf que personne n’a les mêmes. Bien souvent, il n’existe aucune ritualisation, aucune homogénéité dans ce domaine au sein des entreprises.
Enfin, on peut expliquer le nombre de plus en plus important de réunion par le fait que les organisations sont de plus en plus matricielles, et organisées en mode projet : les directions ne sont pas toujours sous le même toit, ni dans le même pays, et différents métiers travaillent en même temps. Dès lors, il faut multiplier les “points”.
Bien menée, une réunion génère pourtant de nombreux bénéfices, et pas seulement financiers…
Les réunions pertinentes peuvent être facteurs de bonheur. Au-delà de l’aspect financier, selon plusieurs recherches, des réunions productives (débouchant sur des décisions claires), engageantes (donnant la parole à tout le monde) et apprenantes se traduisent par des gains de productivité et d’innovation pour l’entreprise, mais aussi par du bien-être pour les salariés. Car une bonne réunion aboutit à un résultat tangible, quantifiable, avec le sentiment chez chacun des participants d’avoir joué un rôle clé à l’atteinte de ce résultat. Quiconque se sent acteur d’un succès collectif va se retrouver aspiré dans une spirale positive, et va davantage se sentir engagé au service du projet de l’organisation.
Comment, concrètement, agir pour organiser des réunions véritablement utiles ?
Les bonnes réunions existent, il s’agit juste d’une question de courage et de discipline. Courage d’aller contre les habitudes. Discipline de mettre en oeuvre des gestes simples pour que chaque réunion soit une expérience réussie.
J’ai développé le modèle de la “réuniologie” que j’implante lors de mes interventions en entreprise : il s’agit de plusieurs principes à suivre pour qu’une réunion soit engageante, productive et apprenante. L’idée est d’abord de suivre 3 fondamentaux : le fait de poser un cadre (des règles), le fait de veiller à la présence réelle des participants, et le fait de développer une écoute authentique.
Ensuite, il faut respecter trois grands principes : commencer par la fin (être clair sur le résultat attendu, dès la conception de la réunion, et aussi à son démarrage), permettre à tous d’être acteurs (s’assurer que tous les participants viennent préparés et connaissent le contenu du meeting) et de participer (veiller à faire parler tout le monde), être clair en fin de réunion sur les tâches et les rôles à accomplir (avec une liste de qui fait quoi et pour quand), et réaliser des feedbacks permettant d’améliorer les prochains points. Ces bonnes pratiques paraissent évidentes lorsque vous organisez des week-end entre amis, mais en entreprise, il existe une sorte de narcolepsie qui vous fait oublier tout cela.
Finalement, l’objectif n’est pas d’organiser moins de réunions, mais de les rendre meilleures. C’est en travaillant sur leur qualité qu’elles seront moins nombreuses. La “réuniologie” devrait être aux écoles de management ce que l’anatomie est aux écoles de médecine.
Observez-vous des changements dans les entreprises dans lesquelles vous intervenez à ce sujet ?
Dans les entreprises où j’interviens, j’ai pu observer une évolution fondamentale : à partir du moment où une organisation décide de s’intéresser à ses pratiques en réunion, et de mettre en oeuvre des plans d’action parfois inconfortables mais toujours courageux, les pratiques changent, avec pour conséquence une amélioration rapide de la performance des réunions, du ressenti des participants, et plus tard, de leur nombre. Mieux encore, ces efforts transforment profondément la culture de l’entreprise, en apprenant à chacun à mieux écouter, à mieux décider et à mieux s’engager. La réunion est un lieu d’apprentissage des micro-compétences du leader. Il y a donc une vraie transformation, profonde, chez les entreprises qui décident de changer de façon de faire.