Depuis la généralisation du télétravail face au Covid-19, les liens entre les salariés ont tendance à se distendre. Comment garder un esprit d’équipe, quand tout le monde est éparpillé, et que personne n’est au bureau au même moment ? Deux chercheuses en RH et en management nous apportent leur analyse.
Avec la crise du Covid-19, de nombreux managers ont découvert une nouvelle façon de gérer des équipes. Ils ont appris avec succès à utiliser des outils de visioconférence ou de travail collaboratif. Mais ils ont aussi été confrontés à la difficulté d’entretenir le lien social et la cohésion entre des salariés dispersés. De l’autre côté de l’Atlantique, Diane-Gabrielle Tremblay, chercheuse en gestion des RH et en sociologie du travail à l’Université de Québec, et Ariane Ollier-Malaterre, professeure de management à l’Université de Montreal (UQAM), reviennent avec nous sur ce délicat défi.
L’esprit d’équipe à distance est-il possible, quand les collaborateurs sont éparpillés ?
Diane-Gabrielle Tremblay : Certains managers ont été bousculés avec la crise et ont changé de méthodes. Ils ont donné plus de libertés aux salariés, acceptant de leur faire davantage confiance. Ce qui n’est pas facile, car les cadres intermédiaires préfèrent garder un œil sur leurs collaborateurs. Une étude à laquelle j’ai participé cet été montre que ceux qui souhaitent le plus revenir au bureau sont les managers, car ils trouvent que la gestion à distance reste difficile. Est-ce parce qu’elle exige davantage d’eux, notamment de faire appel à des qualités nouvelles ? Toujours est-il que certains ont du mal à manager dans ces conditions, et donc à entretenir l’esprit d’équipe de leurs salariés.
Dans certaines organisations, alors qu’auparavant ils ne demandaient pas aux employés de remplir des “tableaux de bord” et de lister leurs actions heure par heure, des managers ont accru leur contrôle de cette façon. Ce crime de non-confiance ne favorise pas l’esprit d’équipe. En particulier quand de plus en plus de salariés, démotivés, en viennent à regretter les réunions au bureau.
Ariane Ollier-Malaterre : Il est tout à fait possible de maintenir des liens à distance. Mais cela repose avant tout sur un changement de posture. Pendant le confinement, on recommandait surtout aux chefs d’équipe de faire preuve de souplesse et de compassion, car le télétravail s’effectuait dans des conditions dégradées et stressantes. Puis il y a eu un tournant en septembre : beaucoup de managers, au Québec comme en France, se sont dits qu’il était temps de revenir à la normale. En demandant à tout le monde de travailler autant qu’avant, comme si de rien n’était.
Il est certain qu’en restant ainsi dans le déni, on part du mauvais pied. Pour créer les bases de l’esprit d’équipe, il faut revenir aux mots confiance, autonomie et collaboration, qui sont étroitement liés. Je suis atterrée quand je constate qu’en France, certains employeurs surveillent leurs salariés avec des logiciels informatiques. Contrairement aux Canadiens et aux Américains, qui ont depuis longtemps déjà une véritable culture du travail autonome, les managers français ont une culture du contrôle et du présentéisme. Ils ont toujours lié le fait d’être efficace avec celui d’être présent au bureau.
Or, il est possible de ne pas travailler en étant dans son entreprise, et au contraire d’être hyper productif chez soi ; quand la confiance est de mise. C’est quand on vous responsabilise que vous faites preuve d’initiative, que vous collaborez avec l’autre, et que finalement, vous avez envie d’aider vos collègues. En faisant preuve d’un bon esprit d’équipe.
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Comment faire, dès lors, pour entretenir les liens et l’esprit d’équipe ?
D-G T : Recréer et animer des liens sociaux malgré la distanciation physique est un vrai défi pour les managers. Parce qu’ils n’ont parfois jamais été confronté à cette tâche, mais aussi parce que leurs propres collaborateurs n’ont peut-être pas l’habitude de travailler en équipe, et d’échanger réellement avec leurs collègues. Les gestionnaires doivent se muer en en animateurs et en entremetteurs. En organisant et en animant des réunions d’équipe (sans en abuser), mais aussi en incitant directement ses collaborateurs à se retrouver (virtuellement) entre eux, lors de rencontres plus spontanées : des repas ou des pauses café virtuelles, par exemple.
A. O-M : ll faut remettre l’humain au coeur de l’organisation. En développant des rituels de groupe, virtuels, permettant d’entretenir le lien social. D’abord, bien sûr, des réunions d’équipe régulières en visioconférence. Mais aussi des moments qui ne seront pas destinés à parler du travail : les moments informels nous permettent d’apprendre à connaître un peu mieux nos collègues, et donc de créer des relations plus solides.
L’idée, c’est surtout de créer de nouvelles opportunités d’interactions. Pour que vive l’esprit d’équipe et la cohésion, le manager doit faire preuve d’imagination, et inventer de nouveaux formats de communication, qui permettront de faciliter et de multiplier les interactions avec les salariés, mais aussi entre eux. Chaque collaborateur doit avoir la possibilité de retrouver ses collègues, son petit groupe de soutien, dans des conditions moins formelles. Ce que nous avons perdu avec le télétravail forcé, ce sont tous ces moments où l’on se croise de manière impromptue, et où l’on crée simplement du lien.
Nous ne sommes pas des robots ! Qu’est-ce qui fera en sorte qu’un salarié aura envie de travailler avec un autre, de partager avec lui des informations ? Au-delà des objectifs professionnels, c’est le fait de connaître autrui d’une façon plus personnelle. Quelque chose que l’on perd avec la distance, et que les visioconférences traditionnelles, très formelles, peinent à recréer. Évidemment, pour permettre à ses salariés de se retrouver dans une cafétéria virtuelle, encore faut-il leur donner davantage d’autonomie.
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Tous les managers sont-ils capables de changer ainsi leur façon de gérer une équipe ?
A. O-M : Il faut impérativement former ceux pour qui l’absence de contrôle n’est pas naturelle. Mais aussi faire une piqûre de rappel à ceux qui sont bien intentionnés, mais qui ont peut être oublié certaines bases de la gestion d’équipe : faire confiance, responsabiliser, donner de l’autonomie, entretenir le lien. Souvent, les managers de proximité les connaissent, et ne sont pas malintentionnés. Mais sous pression, croulant une forte charge de travail, ils ont fait passer ces principes à la trappe. Ils doivent simplement les réapprendre.
D-G T : Aujourd’hui, les managers n’ont plus le choix : ils doivent apprendre à entretenir la cohésion de leurs équipes à distance. Car il semble difficile d’imaginer que les entreprises reviendront en arrière de sitôt. Cet apprentissage peut se faire sur le tas, mais il peut aussi passer par une formation accélérée, proposée par l’entreprise ou un organisme spécialisé.