Face à des process parfois étouffants, les salariés n’ont guère le choix : soit ils partent, soit ils suivent les règles en silence, soit ils les transgressent. Comment les entreprises peuvent-elles s’affranchir de la tyrannie des process, sans pour autant sombrer dans l’anarchie ? Débat entre Thibaud Brière, philosophe de l’entreprise et ancien délégué à la philosophie de l’organisation au sein du Groupe Hervé, et Julia de Funès, philosophe et diplômée en RH, auteure de Socrate au pays des process.
RH, recrutement, management : dans les entreprises, les process sont partout. En quoi est-ce un problème ?
Julia de Funès : Les process en tant que tels ne sont pas critiquables. Mais quand ils deviennent le sommet des priorités, au détriment du sens de ce qui est entrepris, cela devient destructeur. Il y a des process pour tout : pour réserver une salle, envoyer un e-mail, organiser une réunion. Les collaborateurs n’ont pas les capacités d’agir véritablement. Ils sont obligés de suivre à la lettre des procédures, et ils en souffrent. Il n’y a jamais eu autant de mal-être dans les entreprises, et paradoxalement, elles n’ont jamais fait autant pour leurs salariés. Face à trop de process, les esprits sont engourdis. Les salariés perdent de vue la finalité de ce qu’ils font. Ainsi, le sens de leur travail est étouffé, ce qui les blesse.
Thibaud Brière : L’inflation de normes en tous genres prétend être un processus d’hyper rationalisation, mais il tourne à l’irrationnel, comme il en va de l’hyper rationalité du paranoïaque qui se fait délirante. Quand on prétend contrôler la vie des salariés dans ses moindres détails, on crée des environnements déshumanisés dans lesquels la logique de pure efficacité devient contre-productive. Ce développement incontrôlé des contrôles est le symptôme d’un manque de maîtrise, de la part des dirigeants. Or les hommes sont ainsi faits que même dans des environnements insensés, ils demandent du sens dont ils ont un besoin vital, fut-ce n’importe lequel. Et dans la mesure où ils ne le trouvent plus ni dans la religion, ni dans la politique, ils le cherchent là où ils passent 80 % de leur temps, dans l’entreprise, laquelle ne se fait pas prier pour leur en donner et menace ainsi de devenir l’alpha et l’omega de leur vie. Le problème, c’est que ce sens est manipulable à merci, l’esprit critique n’étant pas la première des qualités développées en entreprise. Ce faisant, on prend le moyen (le process, le travail, l’entreprise) pour la finalité, on risque de faire naître des environnements totalitaires, dans lesquels les individus rivalisent d’intelligence pour mieux faire ce qu’on leur demande de faire. Or si l’homme a besoin de sens, c’est d’un sens qui le libère, pas qui l’enferme comme un rat dans une roue. Il ne faut pas s’étonner que les gens, enrégimentés dans des organisations qu’ils ne comprennent plus, prennent souvent, en conscience, la liberté de transgresser règles, normes et procédures pour enfin réussir à faire un travail dont ils puissent être fiers.
Finalement, ce sont les process qui, par essence, pousseraient les salariés à les contourner ?
T.B : Il y a plusieurs réactions possibles lorsqu’on est en désaccord avec les orientations du moment de son entreprise : partir ou résister. S’il aime son entreprise, le salarié peut, dans l’intérêt de celle-ci, contourner ou détourner les politiques managériales qu’il juge nuisibles ou contre-productives – on parle alors de “corporate hacking”. Il s’agit d’une forme d’insubordination bienveillante, pouvant même correspondre à un devoir de transgression. Les gens sont obligés de bricoler, pour préserver leur santé mentale, mais aussi pour pouvoir faire en conscience ce qui leur paraît le mieux pour leur entreprise.
J.D.F : Sans devenir corporate hackers, les salariés peuvent prendre la parole, et passer à l’action en osant s’opposer aux procédures qu’ils estiment inutiles, absurdes ou contreproductives. Ils ne doivent plus rester passifs. Ils doivent dénoncer les process qui ne mènent à rien et poser la question de la finalité des règles. Pour cela, ils doivent cultiver leur esprit critique, et faire preuve d’un peu de courage – quitte à oser dire en réunion que l’idée de leur boss est mauvaise. Affirmer ainsi ce que l’on pense, plutôt que d’être complaisant, c’est finalement être bienveillant envers l’autre.
Dans ce sens, les organisations devraient-elles donner davantage de libertés aux salariés ? L’entreprise libérée, par exemple, est-elle la solution ?
J.D.F : Je ne suis pas convaincue par cette forme organisationnelle, difficile à mettre en place. Mais l’idée de responsabiliser les salariés est bonne. Les process déresponsabilisent les individus, et au lieu de les alléger, ils les accablent. Il faut se poser la question du sens, libérer les collaborateurs en leur rendant la possibilité d’agir – notamment en percevant le risque comme une opportunité. Pour alléger l’hyperprocédurisation de l’entreprise, il est essentiel de faire confiance aux salariés et de simplifier les choses – par exemple en réduisant le nombre de réunions et de reporting.
T.B : L’idée n’est pas de passer d’un trop plein de bureaucratie à l’absence totale de normes, d’ailleurs illusoire car les normes formelles sont toujours remplacées par d’autres, prétendument informelles, souvent plus contraignantes. Ce qui compte, c’est qu’elles soient co-construites, partagées et modifiables. Le problème avec les process, c’est leur manque de nuance, quel que soit le contexte. Il n’est pas question de supprimer les process, mais de les rendre indicatifs plutôt qu’impératifs. Ils ne doivent en outre plus être des outils de contrôle, qui grèvent la motivation. Les organisations devraient être régies par la subsidiarité – avec de petites équipes pouvant adapter, personnaliser et définir elles-mêmes leurs propres normes de fonctionnement, au lieu de suivre les mêmes règles édictées en haut, abstraitement, pour des milliers de collaborateurs.
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