Philosophe et spécialiste des ressources humaines, Julia De Funès porte un regard positif sur la crise actuelle. Pour en garder les meilleurs effets, elle considère que les entreprises doivent afficher une volonté sans faille afin de ne pas revenir en arrière. Rencontre.
Quel regard portez-vous sur la crise actuelle et quels sont les bouleversements qu’elle va apporter au niveau du monde du travail et de l’entreprise ?
L’impact de la période sur les modes de fonctionnement est assez fort notamment avec la généralisation, la massification du télétravail qui a des conséquences sur le sens du travail, le sens de l’entreprise et le sens du management. On assistait déjà à des changements de paradigme depuis quelques temps, mais l’année qui vient de s’écouler n’a fait qu’amplifier ce phénomène. Là et très clairement, la crise a bouleversé tout notre rapport au travail, au lieu de travail et au bureau.
Le télétravail qui s’est généralisé au sein des foyers a fait que le travail est devenu moins un lieu, une destination qu’un moyen au service de la vie. Le télétravail a désacralisé le travail en le mêlant à la vie du foyer. D’une certaine manière la vie a repris le dessus sur le travail, et n’est pas simplement ce qui reste à 19h une fois qu’on a fini de travailler. Si hier le travail pouvait largement être considéré comme une finalité en tant que telle, aujourd’hui le travail apparaît beaucoup plus clairement comme un moyen au service de la vie. Ce n’est pas dévalorisant pour le travail de dire ça. Au contraire c’est lui redonner tout son sens car travailler pour travailler n’a aucun sens. Dès qu’on est dans une activité on fait d’un moyen une fin et c’est absurde. Si notre travail a du sens c’est qu’il doit répondre à quelque chose d’autre que lui-même.
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Les jeunes générations sont particulièrement attachées au sens qu’elles accordent au travail. Ont-elles donné une sorte d’impulsion à ce mouvement ?
Oui, cette question est en quelque sorte très générationnelle, mais il faut toujours nuancer quand on parle de génération car il y a toujours des contre-exemples. Mais, d’une manière générale, même avant la crise, les jeunes générations considéraient le travail comme un moyen de s’épanouir dans l’existence alors que les générations plus anciennes considéraient le travail comme le sens de la vie professionnelle et même parfois, de la vie tout court.
Nous assistons donc à un changement de paradigme sur la valeur travail, mais attention ce n’est pas dévalorisant pour le travail. Le fait de désacraliser le travail lui redonne tout son sens. Le phénomène est le même au niveau des entreprises qui doivent aujourd’hui, plus que jamais, trouver du sens et une raison d’être. Le profit est nécessaire et incontestable mais il ne suffit plus. Il faut également un projet et une raison d’être forte. Là encore, l’entreprise, afin de trouver du sens, doit me semble-t-il répondre à une raison d’être, à une cause qui l’excède.
Qu’en est-il du management ? Comment ressort-il de cette crise ?
Les managers sont acculés avec le télétravail notamment à lâcher prise sur leurs collaborateurs. Ils ne sont plus visibles en permanence et les managers sont donc obligés de passer à un management par la confiance. Et là encore, ce n’est pas juste un mot philosophique. Quand vous faites confiance à une personne qui est digne de cette confiance et qui s’investit à hauteur de cette dernière, c’est très rentable. Il y a beaucoup d’exemples en entreprise et même dans la littérature qui montrent l’aspect performatif de la confiance et qui obligent à lâcher prise sur un management procédural dont souffraient beaucoup d’entreprises où l’on embauchait des gens pour leur faire appliquer des process sans les laisser se questionner sur le sens de ce qu’ils faisaient.
Je trouve que cette crise est l’occasion de sortir de ce carcan procédural et de cette bureaucratie parfois engourdissante. Il est essentiel de mettre un peu d’intelligence d’action, c’est-à-dire de la prise de risque et cela ne veut pas dire d’envoyer balader toutes les procédures mais en tout cas de les appliquer quand elles font sens. C’est comme le vaccin, le poison est dans la dose, pas dans la chose. Les règles quand elles sont légitimes doivent faciliter les actions humaines mais certainement pas les encombrer ou les obstruer.
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Après les crises, les mauvaises habitudes peuvent revenir comme si de rien n’était. Comment faire pour que ces effets positifs de la crise restent ?
Tout n’est qu’une question de volonté, ce n’est pas une fatalité. Il faut tout faire pour ne pas revenir comme avant, c’est un effort car sortir de la logique procédurale n’est pas évident, c’est très confortable d’être sur des process. Prendre des risques est inconfortable. Faire confiance est parfois très responsabilisant et donc difficile à tenir tout comme se questionner sur sa raison d’être est une discipline, un discernement à avoir sur ce que l’on fait. Mais on verra justement la grandeur, la volonté, la capacité de certaines entreprises par rapport à d’autres qui se laisseront embarquer dans d’anciens réflexes.
Cette crise a contribué à redonner du sens au travail. Y avait-il réellement une perte de sens ? D’où venait-elle ?
Je vais donner deux explications qui me semblent les plus éclairantes. Premièrement, on voit à travers les siècles qu’il y a un effondrement progressif des transcendances, c’est-à-dire des grandes autorités qui donnaient un sens. Dans l’Antiquité, c’était le cosmos qui donnait un sens à l’existence. Il fallait trouver sa place dans l’existence pour justifier sa vie. Du temps des grandes religions, ce qui donnaient un sens, c’était les commandements divins, trouver du sens dans sa vie, c’était être aligné avec les commandements divins. Au 20e siècle, les politiques ont perdu de leur prestige et de leur aura. On n’attend plus d’eux qu’ils donnent un sens à nos vies. Il n’y a plus aucune autorité qui puisse donner un sens. L’entreprise est attendue sur ce terrain là et devient une nouvelle transcendance : il faut rendre les collaborateurs heureux, leur donner du sens, une raison d’être. Il y a une forte pression sur les entreprises. Elles endossent le rôle de remplacement des transcendances. Néanmoins l’individu se retrouve seul avec cet effondrement progressif des transcendances, seul face au vertige, du “sois toi-même”, “trouve un sens à ta vie”, d’où l’appétence pour le développement personnel, les recettes comportementales, etc.
La deuxième explication est que les métiers se technicisent de plus en plus pour résister sur les marchés économiques. De façon darwinienne, les entreprises sont bien obligées de se techniciser face à la concurrence. Or quand on apprend une technique, on apprend le moyen de faire quelque chose mais ce n’est pas la finalité. Plus on technicise, plus on mise sur les moyens, plus vite la finalité s’obscurcit. On ne parle plus de métier, on parle de fonction, de poste, le vocabulaire est très technicisé et beaucoup de gens ont des fonctions reconnues honorables avec de belles formations mais leur métier est tellement technique qu’ils ne voient plus le résultat tangible de ce qu’ils entreprennent d’où une souffrance forte liée à l’absence de sens.
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