À chaque problème sa solution. A rejeter la complexité, l’entreprise ne fait que la compliquer. Le télétravail n’échappe pas à la règle. Par Loïc Le Morlec, spécialiste en organisation.
Une chose n’a pas changé depuis le monde d’avant, ce sont les solutions simples apportées à des problématiques que l’on ne prend plus la peine de bien poser. Au-delà de ce temps désormais compté au XXIème siècle, ajouté à une culture de l’instantanéité, la complexité dérange. Dans un univers où il faut planifier, budgéter, maitriser, intégrer la complexité dans la réflexion stratégique reviendrait à questionner régulièrement des principes installés depuis des décennies.
Standardisation, management par les process, toutes ces évolutions viennent attester de ce besoin de simplifier à l’extrême. Un process n’a de valeur que s’il peut rapidement évoluer et si sous certaines conditions on peut y déroger. Gérer la complexité amènerait alors à exercer ce sens critique réclamé d’un côté jusqu’à être déclaré soft skill majeur du siècle (1), mais qui gêne de l’autre des entreprises ancrées dans une culture d’alignement. On a ici une des plus terrible injonction paradoxale que subit les managers. La machine à café virtuelle à l’heure du télétravail est un exemple typique de ces problématiques que l’on ne prend plus le temps de poser.
Le lien social réduit à sa plus simple expression
La 1ère vague de la crise sanitaire a mis naturellement en avant le besoin de lien social que le confinement avait rompu. C’est ainsi qu’est apparue la machine à café virtuelle, comme si le lien social dans l’entreprise se résumait à se retrouver autour d’un distributeur de boissons. Les vendeurs de digital ont donc proposé les outils pour créer un espace virtuel spécifique, les conseils en entreprise se chargeant de proposer la meilleure façon d’organiser ces moments conviviaux.
La machine à café a ses rituels. Même si elle peut se dérouler à heures fixes en présentiel, la planifier comme l’imposerait le distanciel serait sans doute le meilleur moyen d’en retirer tout le bénéfice. Comme souvent, ce serait au manager de gérer cette injonction paradoxale digitale. On lui donne les outils, la méthode, à lui de délivrer le résultat. La réduction des m2 de bureau, voire la suppression de ces derniers mis en lumière par le confinement 1 a vu aussi sa solution pour préserver le lien social. On allait créer des tiers lieux spécifiques pour les moments de célébrations.
Le lien social serait donc ici de grands raouts avec applaudissements et rappel de l’appartenance au collectif autour d’un cocktail. A noter que le digital ne propose pas vraiment de solutions. Est-ce dû à l’expérience des apéros zoom durant les confinements qui a montré rapidement les limites de l’exercice ?
Interactions et création de valeur
Un récent article d’Emma Pitzalis, psychologue du travail, est venu apporter un rappel de l’importance des interactions dans l’entreprise (2). Elle met en avant les travaux du chercheur Paul Fustier sur ce que ce dernier définit comme les espaces interstitiels. Le chercheur précise que ceux-ci permettent d’échanger des nouvelles ou encore passer des moments agréables. On retrouve ici la machine à café. Il montre surtout que ce sont des instants particuliers pour résoudre des imprévus ou des problèmes ponctuels.
Dans l’incertitude (manière dont on résume le monde désormais), ces temps interstitiels ne deviennent-ils pas essentiels ? En période de crise financière, ne sont-ils pas critiques ? On s’éloigne alors des bruits de couloir échangés entre 2 bureaux pour entrer dans la performance du collectif de travail. Ces espace-temps interstitiels sont également l’occasion de partages sur les pratiques de travail. Les nouveaux embauchés du confinement savent mieux que personne le vide généré par ces manques. Ils sont aussi ces instants où se forgent le chemin vers la connaissance, celle analysée par François Dupuy dans son dernier opus, « on ne change pas les entreprises par décret ».
Il ne s’agit pas simplement d’apprendre à connaitre son collègue, mais son métier, ses difficultés et bien d’autres choses concernant l’entreprise et son environnement. Tout ceci participe à mieux appréhender la complexité de l’entreprise et être à même de pouvoir développer les meilleures stratégies. Le lien social est donc générateur de création de valeur et pas simplement là pour assurer des moments de convivialité.
Ne pas regarder la complexité la complique
La machine à café virtuelle, même avec les meilleurs outils et la bonne méthode n’est qu’un ersatz des liens physiques. Son rôle n’est pas tant de maintenir des espaces interstitiels que de compenser le risque d’isolement que peut générer le télétravail. On a ici le symbole de la question mal posée car rejetant la complexité. Alors qu’elle est vendue (à commencer par l’entreprise) comme une réponse au besoin de convivialité, elle cherche en fait à résoudre un risque psycho social d’un nouveau type.
L’entreprise ne se cacherait-t-elle pas les yeux sur les limites de ce qu’on appelle désormais le management digital ? Les espaces interstitiels sont des révélateurs du risque de dégradation du distanciel sur le collectif de travail. Comment entretenir la cohésion ? Favoriser la coopération ? Comment développer les projets, innover, transformer, s’adapter ? Comment se mobiliser en période de crise, surtout quand la distance génère de la distanciation et une nouvelle forme de désengagement ?
En rejetant la complexité, l’entreprise se verra offrir toutes sortes de solutions. Nul doute que certaines seront très performantes. C’est la loi de l’offre et de la demande. Cela ne réduira en rien la complexité et risque au contraire de la compliquer, reportant une fois encore la responsabilité sur le manager qui devra malgré tout remplir ses objectifs. La réalité du monde de l’entreprise est loin de cette organisation hybride qui se résumerait à remplir les cases d’un planning présentiel/distanciel. Pourquoi ne pas commencer par y ajouter ces espaces interstitiels ?
(1) Le sens ou pensée critique a été déclarée par le World Economic Forum comme l’une des 10 compétences essentielles à développer.
L’auteur
Loïc Le Morlec, ancien cadre supérieur de grands groupes (Danone, Diageo, Nestlé Waters, Veolia, Univar France), est spécialiste en organisation.