Selon l’auteur, une doxa s’est emparée de notre époque : la fièvre de l’authenticité, devenue une valeur culte. Celle-ci est revendiquée par les individus, galvaudée par les politiques et prônée par les entreprises, au nom de la transparence. Or, selon l’auteur, « tout ce qui est authentique n’est pas nécessairement bon et tout ce qui est inauthentique n’est pas à rejeter », notamment quand il s’agit de leadership. À travers cet entretien, Gilles Lipovetsky retrace l’avènement de l’homo authenticus et sa déclinaison dans l’univers professionnel. Dans une ère marquée par le risque et l’incertitude, l’authenticité urbi orbi est-elle souhaitable ?
Dans votre ouvrage, vous explorez la montée du culte de l’authenticité au travers de trois grandes phases historiques. Pouvez-vous y revenir ?
La première phase émerge au XVIIIe siècle avec Jean-Jacques Rousseau comme prophète éminent. Selon le philosophe, le mal réside dans le fait de ne pas se posséder soi-même et de suivre les commandements des autres, vivant ainsi en décalage avec notre véritable être. Cette valeur d’authenticité est ensuite adoptée par les élites intellectuelles et artistiques jusqu’à la première moitié du XXe siècle. À cette époque, la question du bonheur n’est pas centrale ; l’accord avec soi-même et la liberté morale sont prioritaires.
Dans les années 1960, la contre-culture marque la deuxième phase. Cette période se caractérise par une contestation transcendant les clivages politiques, où la quête de liberté passe par la remise en question des institutions traditionnelles telles que la famille, le travail et l’argent. Les objectifs du marché, du pouvoir et de la vie bourgeoise sont rejetés au profit d’une liberté totale et d’un désengagement du monde de l’entreprise, jugé aliénant et stéréotypé. Alors que les deux premières phases étaient portées par des minorités, après les années 1970, nous assistons à une troisième phase marquée par la normalisation de l’idéal d’authenticité. Cet idéal devient une norme consensuelle et connaît une montée considérable, achevant ainsi la révolution culturelle qui transforme notre civilisation. L’authenticité devient alors une norme sociale établie.
Vous mentionnez que l’idéal d’authenticité a refaçonné toute notre société. Comment ce phénomène influence-t-il le monde du travail ?
L’idéal d’authenticité est un moteur de transformation anthropologique, notamment dans le travail. Cela se traduit par deux phénomènes. Dès les années 1970-1980, le monde entrepreneurial a intégré l’idéal d’authenticité au sens de l’épanouissement personnel. En effet, l’organisation bureaucratique et autoritaire des entreprises fordistes et tayloristes dépossédait les travailleurs de toute autonomie. Aujourd’hui, le discours a évolué : les entreprises mettent en avant le bien-être de leurs salariés pour attirer les meilleurs talents. Ensuite, on constate que beaucoup de personnes quittent leur emploi en estimant que le travail ne contribue plus à leur bonheur et en dénonçant ainsi les « bullshit jobs ». En filigrane, il y a une critique croissante de l’aliénation au travail et de la perte de sens.
Vous décrivez notamment le leadership authentique qui prend racine dans l’érosion de la confiance des salariés à l’égard de l’entreprise et des équipes dirigeantes. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point de vue ?
La rhétorique construite autour du leadership authentique répond à la crise de confiance des salariés envers les dirigeants, crise existant depuis longtemps. En 2010 déjà, 64 % des Français* estimaient que les grands patrons étaient corrompus. L’authenticité, initialement une valeur morale, a maintenant une vocation utilitariste : elle sert à attirer et à retenir les collaborateurs grâce à un discours de transparence, souvent superficiel. Le leadership authentique vise à (re)mobiliser les salariés en créant de l’engagement par l’attitude éthique du leader, à qui l’on demande d’être lui-même, d’exprimer ses vulnérabilités et ses échecs. Des formations existent même pour apprendre à avoir le courage d’être soi-même et à reconnaître ses faiblesses. Cependant, bien que cela soit bénéfique pour l’individu, cela ne garantit pas la capacité à prendre de bonnes décisions, qui est l’objectif principal d’un bon leader.
Selon vous, il existe des limites à l’authenticité managériale telle qu’elle est véhiculée aujourd’hui. Pouvez-vous expliquer pourquoi “la fidélité à soi” est un obstacle au leadership efficace ?
Face à l’incertitude et aux multiples défis, les leaders sont encouragés à entreprendre un travail d’auto-réflexion, à gérer leurs émotions et à se transformer. Bien que bénéfique, cette quête d’authenticité peut devenir un obstacle aux prérogatives du management. En effet, la fidélité à soi est une vertu morale, mais elle ne garantit pas la réussite en politique ni en entreprise. En s’efforçant d’être authentiques, les leaders risquent de basculer vers une forme d’égocentrisme. Herminia Ibarra, économiste cubaine et professeure à la London Business School, explique ce paradoxe de manière éloquente dans Harvard Business Review (février-mars 2016) : progresser en tant que manager nécessite souvent d’agir contre sa nature spontanée plutôt que de compter uniquement sur ses ressources internes. Il est donc crucial de remplacer une approche purement psychologique de l’authenticité par une approche expérimentale, où les solutions proviennent de « l’extrospection » – à travers des tests et l’amélioration de modèles empruntés à d’autres. Un leadership efficace se construit sur la capacité à se réinventer et à adopter de nouvelles pratiques.
Vous plaidez pour une authenticité responsable du manager : en quoi cela consiste-t-il ?
Le rôle du dirigeant, du manager, n’est pas de divulguer tout, mais de communiquer au moment opportun les informations essentielles pour le développement de l’entreprise. D’ailleurs, comme le soulignait Nietzsche dans Par delà le bien et le mal, “Tout esprit profond a besoin d’un masque”. En tant que manager, nous avons une responsabilité collective. Adopter une transparence absolue est une erreur ; il est préférable de pratiquer une authenticité responsable. Cela implique de savoir quoi dire, à qui, quand et comment le dire. Pour être légitime au sein de l’entreprise, le principe d’authenticité doit être harmonisé avec une éthique de responsabilité, en tenant compte des conséquences. Ainsi, la sincérité envers soi-même et envers les autres ne peut être la seule valeur sous-tendant la transparence.
Alors qu’il semble que nous vivions une crise du travail, comment voyez-vous l’évolution de la place de l’authenticité dans le monde professionnel actuel et à venir ?
Le sujet principal n’est pas tant l’authenticité que la reconnaissance. Plutôt que de mettre l’accent sur l’authenticité, je privilégie l’écoute des autres. C’est pourquoi il est crucial de mettre en place des mécanismes de régulation au sein des organisations afin de permettre aux salariés d’exprimer leurs revendications. Organiser des séminaires visant à « retrouver sa propre vérité » ne suffit pas à améliorer les relations de travail. Il est nécessaire de dépasser une approche purement psychologique du travail et de répondre aux besoins concrets en lien avec l’organisation interne, l’aménagement du temps de travail, ainsi que la parentalité.
En conclusion, je ne suis pas opposé à l’authenticité, mais je critique l’idée de l’institutionnaliser comme solution aux problèmes complexes auxquels nous faisons face dans l’entreprise et dans la société en général. Je ne pense pas que cela soit à la hauteur des enjeux socio-économiques qui nous attendent.
* selon un sondage Viavoice pour Libération (effectué les 1er et 2 juillet 2010 par téléphone auprès d’un échantillon de 1.005 personnes âgées de 18 ans et plus).