Management

Le lanceur d’alerte : vigie de l’éthique de l’entreprise

Tribune – “Laocoon dévale, tout excité, du sommet de la citadelle et crie de loin : ? Malheureux concitoyens, quelle immense folie vous prend ? (…) Ne connaissez-vous pas Ulysse ? Ou des Achéens sont enfermés et cachés dans ce cheval de bois, (…) ou alors elle recèle un autre piège ; Troyens, ne vous fiez pas au cheval. Enéide, Virgile (2, 40)”. Par Patrice Cailleba, enseignant-chercheur en management et directeur des accréditations à l’ESC Pau.

Le lanceur d’alerte renvoie à un comportement immémorial dont on trouve la trace jusque dans le mythe de la guerre de Troie et qui s’est perpétué jusqu’à nous. Ces dernières décennies, le développement du nombre des lanceurs d’alerte et de leurs alertes n’a cessé de croître. Dans les années 1980, Miceli et Near, les deux spécialistes universitaires de la question, indiquaient déjà que le phénomène avait décuplé par rapport à la décennie précédente. Dix ans plus tard, les mêmes auteurs parlaient également d’affaires quotidiennes qui n’épargnaient aucun secteur. Dans les années 2000, rien ne semblait avoir changé : plus de vingt-cinq affaires avaient éclaté dans autant de pays entre 1995 et 2007. C’est pourquoi devant l’importance de ce phénomène, il nous semble important de faire un retour historique sur l’apparition du lanceur d’alerte.
Dans l’histoire récente, les deux premiers livres entièrement consacrés aux lanceurs d’alerte sont publiés en 1972 aux États-Unis : il s’agit de Whistle Blowing (de Nader) et Blowing the Whistle (de Peters et Branch). Nader définit le lanceur d’alerte, “whistle blower” ou “whistleblower” en anglais, comme une personne qui reporte un méfait réel ou supposé de son employeur. L’image évoquée par “whistle blower” est celle des policiers des villes anglaises qui se promènent à pied dans les quartiers urbains. Lors d’un évènement requérant la mobilisation d’autres forces de police, ils alertent leurs collègues à l’aide de leur sifflet.

 

Externe, puis interne

Lors de la décennie suivante, si le terme reste inchangé, la définition s’affine à mesure que le comportement s’affirme. Near et Miceli ont posé en 1985 la définition du lanceur d’alerte qui fait encore référence dans le monde anglo-saxon : il s’agit de “la divulgation par des membres d’une organisation (actuelle ou passée) de pratiques illégales, immorales et illégitimes sous le contrôle de leurs employeurs auprès de tiers [personnes et organisations] qui peuvent prendre des mesures”.
En 1994, le dictionnaire terminologique québécois reprend la terminologie anglo-saxonne de “whistle-blower” pour toute “personne qui travaille pour un organisme et qui en dénonce publiquement ou à un tiers les fautes ou les irrégularités”. La définition anglo-saxonne reste plus précise en distinguant ce qui est illégal, illégitime et immoral alors que la définition canadienne invoque la faute et l’irrégularité qui sont plus floues. La faute renvoie à ce qui est moral, mais sans être aussi claire. Par ailleurs, l’irrégularité invoque tout à la fois une illégalité, comme un défaut de procédure interne.
Dans l’hexagone, le terme de “lanceur d’alerte” apparaît pour la première fois en 1999 sous la plume de Francis Chateauraynaud et de Didier Torny dans leur livre sur “Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque”. Toutefois, il n’est pas directement lié aux sciences de gestion et au monde des affaires mais plutôt en lien avec les risques technologiques tels qu’ils sont considérés à l’époque : le risque radioactif (le nucléaire), le risque sanitaire (l’amiante) et le risque alimentaire (la vache folle). Le lanceur d’alerte apparaît ainsi comme celui qui est principalement extérieur à la structure et qui lui demande de se corriger en prenant la société civile à témoin. Il n’est pas encore cette figure interne qui veut alerter son employeur contre les dérives à l’œuvre au sein de son entreprise. Le lanceur d’alerte tarde à se libérer du champ sanitaire et social pour investir progressivement le terrain de l’entreprise. Il en est de même pour le cadre légal en France qui se concentre sur cet aspect sanitaire jusqu’en 2013.

 

Un cadre normatif

En 2006, suite à l’action de l’Institut canadien des comptables agréés, la dénonciation (terme peu usité en France en raison de l’histoire tourmentée de la seconde guerre mondiale) ou déclenchement d’alerte fait l’objet d’une mise à jour de sa définition dans le dictionnaire terminologique québécois. Il s’agit alors de la “communication par un salarié ou un contractuel de l’entité à des autorités, internes ou externes, de ses soupçons concernant un cas de fraude, d’irrégularité ou de mauvaise gestion délibérée de la part d’une personne ou d’un groupe dans l’entité”. La notion d’acte délibéré dans la mauvaise gestion apparaît ainsi et fait passer le concept dans les sciences de gestion en français.
Plusieurs années après, devant la multiplication des fuites (les “leaks” et leur suite ininterrompue) mettant à jour des pratiques illégales ou aux limites de la légalité, le Conseil des ministres du conseil de l’Europe adopte en 2014 une recommandation qui vise à mettre en place un cadre normatif, institutionnel et judiciaire pour protéger le lanceur d’alerte défini comme “toute personne qui fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, qu’elle soit dans le secteur public ou dans le secteur privé”. De fait, la définition européenne perd en précision (tout méfait d’ordre illégal, immoral ou illégitime) pour gagner en universalité (tout signalement constituant une menace ou un préjudice pour l’intérêt général). Le lanceur d’alerte peut ainsi être interne (un collaborateur quelconque) ou externe (un journaliste, une Organisation Non Gouvernementale ou un chercheur) à l’entreprise. Il peut également manifester son alerte soit à l’intérieur de l’entreprise de manière confinée, soit à la fois à l’extérieur et, par répercussion, à l’intérieur de l’entreprise.

 

Permettre d’alerter l’opinion

À l’aube d’une définition de l’action du lanceur d’alerte par le Parlement français, ce dernier est devenu nolens volens la vigie de la réalité éthique de l’entreprise. Que devrait changer son inscription dans la loi ? Une meilleure protection du lanceur d’alerte est vitale. Dans l’Enéide, Laocoon paie son alerte par la mort de ses enfants avant que d’être tué à son tour par “deux serpents aux orbes immenses” (Enéide, 2, 205). Or, ce sont bien les représailles qui définissent le rôle même du lanceur d’alerte en en faisant un aspect consubstantiel de son état, comme l’ont vu Charreire Petit et Cusin. Que devrait permettre la loi ? Un élargissement des prérogatives du lanceur d’alerte est nécessaire. Limiter l’alerte au signalement de tout comportement illégal réduit le lanceur d’alerte au rôle de relais du législateur et de la police et ne fait que répéter ce qui est déjà inscrit dans la loi. Il s’agit plutôt de permettre à ce dernier d’alerter l’opinion publique sur un danger concernant la société civile et le Bien Commun, qu’il s’agisse d’optimisation fiscale, de menaces sur l’environnement ou la santé (par le biais du principe de précaution).

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