A l’occasion de la sortie en DVD et VOD de son dernier film Un autre monde, le réalisateur Stéphane Brizé revient sur sa manière de manager les équipes, gérer les égos, dénoncer la violence en entreprise et décrypter le sentiment d’imposture. Celui-ci affecte le cadre incarné par Vincent Lindon, alors qu’il doit licencier 10 % des salariés de son usine…
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Comment vous qualifiez-vous en tant que manager ?
Je n’ai jamais réfléchi à un mot ou un adjectif qui me caractériserait. Je dirais que ce n’est pas une colonie de vacances sur le plateau, je ne montre pas un côté rigolo sur le tournage. Pour autant, je sais que je ne convoque pas de perversité. Je ne concentre pas mon inquiétude sur un souffre-douleur.
Je dis les choses assez frontalement aux gens, avec parfois enthousiasme et même émotion. Ce qui m’autorise à dire, à certains moments, que ça ne va pas, par exemple quand il y a une dispersion de l’énergie ou quand les équipes ne sont pas attentives les unes aux autres. J’essaie d’être dans cette honnêteté-là. Pour pouvoir m’autoriser à dire les choses qui dysfonctionnent, je dois aussi dire quand ça marche bien. C’est très important.
Le milieu du cinéma est connu pour concentrer de nombreux égos. Comment faites-vous pour les gérer ?
Je ne pense pas qu’il y ait plus d’égos incroyables à gérer sur les plateaux de cinéma que dans les grandes entreprises avec des cadres occupant des postes très élevés, des grands patrons. Ou même dans le cas des sportifs de haut niveau. On entend souvent des coaches de football parler des égos des joueurs qu’ils doivent gérer comme des artistes, avec toute la fragilité que cela comprend.
Je n’ai pas particulièrement de problème avec la gestion des égos car je pense que tout le monde a un égo et la grande force des artistes et des acteurs c’est d’assumer qu’ils ont de l’égo. Le problème n’est pas d’avoir de l’égo, il faut juste qu’il soit placé au bon endroit.
Comment travaillez-vous en amont de vos films, sur la partie documentation pour rendre les personnages et les situations aussi réalistes ?
Il est très important pour moi de rendre compte le plus justement possible de toutes les histoires. Pour les histoires personnelles, les relations hommes-femmes je vais convoquer ma propre expérience. Mais quand je vais mettre en scène des cadres d’entreprise, il va falloir que je rende compte le plus précisément de ce qu’il se passe. Je ne veux pas fonctionner avec des a priori, même si nous en avons tous.
Je rencontre des gens ayant vécu des choses qui ont à voir avec ce que je veux raconter, en tout cas l’endroit du monde sur lequel je veux m’attarder. À ce moment-là, il n’y a pas encore d’histoire.
Pour mon dernier long métrage, Un autre monde, j’ai vite remarqué qu’il n’était pas toujours systématiquement aisé pour les cadres de porter certaines injonctions de l’entreprise.
Pour fabriquer mes films, je vais au-delà de l’a priori de ce qui me semble lisse et je m’arrange alors pour rencontrer des gens qui vont me raconter leur expérience personnelle.
Et ce qui est intéressant, c’est qu’au bout d’un moment, il y a une vraie cohérence du récit. Nous avons le sentiment, avec mon coscénariste, que les mécanismes à l’œuvre sont toujours les mêmes, quels que soient les types d’entreprises. C’est à partir de cette matière que nous commençons à construire la fiction.
Le syndrome de l’imposteur est très présent dans le film Un autre monde. Comment s’est-il fait une place aussi centrale ?
Certes, il est très présent mais je pense que c’est la chose la plus partagée au monde. Et quand vous avez la chance d’échanger avec des personnes à des niveaux de responsabilités, de visibilité ou de starification hallucinants, dans l’intimité, elles vous disent : « Si les gens savaient à quel point je vis au quotidien avec un sentiment d’imposture et d’illégitimité ».
Je ne l’aurais pas cru quand j’étais jeune. Comme je venais d’un milieu modeste, je trimballais ça en bandoulière et je pensais que c’était juste mon histoire à moi. Le temps passant, ce qui est très rassurant, c’est de voir que le syndrome de l’imposteur est un sentiment très courant et partagé.
Dans le cas du film Un autre monde, je suis cet homme qui ramène ses doutes à la maison, qui envahit son espace personnel avec son espace professionnel. Ce sont des problématiques qui se déroulent sur des années et des années. Je ne suis pas moins, pas plus que cet homme-là, je me trouve complètement dans cette problématique.
Vous travaillez beaucoup avec les mêmes personnes, que ce soit votre coscénariste, Oliver Gorce, ou Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain. Est-ce un mode de fonctionnement qui vous rassure ?
J’ai fait cinq films avec Vincent Lindon. Ce que je trouve intéressant, c’est de pouvoir évoluer ensemble. De ne pas reproduire la même chose systématiquement. En tout cas, j’ai la faiblesse de penser que nous progressons conjointement à chacune de nos collaborations.
La création du film Un autre monde n’a été possible que parce que nous avons fait l’expérience Du précédent, En guerre. Lequel n’existe que parce qu’il y a eu La Loi du marché avant, etc.
L’essentiel est de mettre l’affect au bon endroit. Nous nous disons avec Vincent que nous ne nous devons rien, sauf la politesse, la franchise et un minimum d’élégance. Si nous travaillons ensemble, c’est parce que nous en avons envie. Cela fait sens pour chacun de nous deux, mais je ne lui impose pas d’accepter ce que je lui propose.
Pour mon long métrage Une vie, adaptation du roman de Guy de Maupassant, Vincent Lindon était intéressé par le rôle du père. Il est allé jusqu’à me demander de passer des essais… Mais je pensais que ce n’était pas un rôle pour lui et cela ne nous rendait pas mutuellement service de collaborer dans ce cas-là. Je me pose toujours la question de savoir quelle est la meilleure personne au meilleur endroit et au meilleur moment. C’est très pragmatique. Ça fonctionne parce que chacun est à la bonne place, qu’il y a une interaction juste entre acteurs professionnels et non professionnels et que je gère tout le monde de la même manière, dans la façon de m’adresser à eux, par exemple. Il y a une cohérence. S’il y avait une différenciation sociale sur le plateau, j’en serais gêné.
Retrouvez l’intégralité de l’entretien sur notre podcast :