L’empathie, associée à la capacité de se mettre à la place de l’autre, de ressentir et de comprendre ses émotions, est loin d’être une notion nouvelle. « Depuis les années 80, on parle de l’intelligence émotionnelle, dont l’empathie est un élément essentiel », note Alexia Michiels, enseignante à HEC Lausanne, et consultante au Resilience Institute Europe. « Mais sa place prédominante dans le monde du travail, en particulier dans le leadership, est un phénomène relativement récent », ajoute l’auteure de Quotient résilience, au cœur d’un leadership pleinement humain.
Autrefois, les qualités traditionnellement valorisées dans le leadership étaient la fermeté, la détermination et la capacité à prendre des décisions rapides, souvent au détriment de l’écoute et de la compréhension. Mais le paysage professionnel et entrepreneurial a radicalement changé ces dernières années. « Avec la montée des équipes multidisciplinaires, la valorisation de la diversité et de l’inclusion, ainsi que l’importance accrue accordée au bien-être des salariés, l’empathie est devenue non seulement souhaitable, mais essentielle », soutient Alexia Michiels.
Les dirigeants et les managers d’aujourd’hui sont confrontés à des défis uniques : ils doivent non seulement répondre aux besoins économiques de leurs entreprises, mais aussi à ceux de leurs équipes, de manière respectueuse et humaine. « L’évolution des attentes professionnelles s’accélère. Les entreprises, face à une mutation profonde des attentes de leurs collaborateurs, cherchent des solutions pour bâtir une culture d’entreprise solide, flexible et résiliente. Les recherches confirment une réalité croissante : l’empathie dans le management n’est plus une option, mais une nécessité », estime encore Alexia Michiels.
Historiquement, les écoles de management ont longtemps omis cette compétence essentielle de l’intelligence sociale. « Pourtant, la capacité à se mettre à la place de l’autre, à reconnaître et comprendre les émotions des autres et à y réagir de manière appropriée, s’avère être un pilier central du management. Il est intéressant de constater que cette omission, qui faisait autrefois de l’empathie un sujet marginal, a vite évolué pour en faire une compétence recherchée, voire exigée dans le monde professionnel », indique Bruno Soubies, fondateur de DisRHupt et auteur de L’entreprise à l’écoute de son personnel.
Empathie, sécurité psychologique et droit à l’erreur
La crise du Covid-19, entre 2020 et 2022, a joué un rôle d’accélérateur. Face à une série de défis inédits – télétravail imposé, augmentation du stress, brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie privée – les entreprises ont dû adapter leurs modes de communication et leurs approches managériales. Cela a mis en évidence le besoin crucial de sécurité psychologique au sein des équipes, comme le souligne Amy Edmondson, professeure de leadership et de management à la Harvard Business School.
« Les équipes où l’on permet le droit à l’erreur et où l’empathie règne sont celles qui performent au plus haut niveau, grâce à la sécurité psychologique générée, constate Alexia Michiels, qui se réfère aussi aux résultats de l’étude Aristote, menée par Google en 2012. Selon cette enquête sur pourquoi les équipes performent, l’une des raisons principales, c’est cette sécurité psychologique, qui se manifeste en particulier par l’importance pour le collaborateur d’être entendu. »
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Entre exigence et bienveillance
La crise du Covid a ainsi accentué ce besoin d’empathie. « Face à un degré de plus en plus important d’incertitude et à l’isolement né de la distance, les salariés ont recherché encore plus de soutien, de la bienveillance, et de l’assurance auprès de leurs leaders », note la cofondatrice du Resilience Institute Europe. « Ceux qui ont réussi à naviguer avec succès dans ces eaux troubles sont souvent ceux qui ont fait preuve d’une véritable empathie, comprenant les besoins émotionnels, mentaux et physiques de leurs équipes, et y répondant de manière authentique », ajoute-t-elle.
« On assiste depuis à une augmentation explosive des besoins des collaborateurs de tout ce qui est intangible : la culture d’entreprise (l’alignement entre l’ambiance générale, les valeurs de l’organisation, la RSE), mais aussi les relations avec les autres et la sécurité psychologique qu’ils peuvent ressentir ; condition à même de leur permettre d’être vraiment eux-mêmes avec les autres », note Bruno Soubies. Selon lui, « cette sécurité psychologique, les salariés attendent qu’elle vienne en particulier de leurs managers. Ils attendent qu’ils fassent preuve d’une capacité à être soutenants, humains et respectueux, dans un équilibre bien dosé entre exigence et bienveillance ».
L’empathie dans le leadership, la compétence clé des managers
L’empathie est une qualité humaine fondamentale. Elle nous permet de nous connecter à autrui, de comprendre ses émotions, ses besoins et ses aspirations. « En milieu professionnel, elle n’est plus perçue comme un simple atout, mais comme une compétence cruciale, en particulier pour les dirigeants. Elle peut même être considérée comme la compétence de leadership la plus importante, pour instaurer un climat de confiance », ajoute Bruno Soubies. Et de constater que nombre de dirigeants, aujourd’hui encore, « ne se préoccupent pas assez de cette dimension, pourtant essentielle pour les collaborateurs ».
Par ailleurs, les jeunes talents cherchent de plus en plus à évoluer au sein d’organisations où ils se sentent compris et valorisés. D’où l’idée que l’empathie n’est pas seulement une valeur morale ou humaniste, mais aussi un gage d’efficacité, d’attractivité et de performance pour les entreprises. « Les compétences qui seront les plus différenciantes demain chez les leaders sont les compétences humaines, et cela commence par l’empathie. Une empathie qui permet de guider ses équipes avec succès, tout en comprenant mieux ses clients », résume Alexia Michiels.
Un levier de QVT
Et ce, surtout quand les sources de stress pour les collaborateurs se sont accentuées ces dernières années. L’étude mondiale de Qualtrics, « Global Workforce Resilience Report », met ainsi en lumière les effets délétères de ce stress sur la santé mentale : 67% des salariés se sentent plus stressés, 57% sont plus anxieux, 54% sont émotionnellement épuisés.
Dans ce contexte, l’empathie s’avère être un levier et un antidote puissant. Une étude menée par Catalyst, « Le pouvoir de l’empathie en temps de crise et au-delà », révèle qu’elle a des effets positifs sur l’innovation, l’engagement des salariés, la rétention des talents et même l’inclusivité au sein des organisations. Lorsque les collaborateurs ressentent que leurs dirigeants et leurs managers font preuve d’empathie, ils sont plus susceptibles d’être innovants, engagés et fidèles à leur entreprise. L’importance de cette compétence se reflète aussi dans la capacité des salariés à concilier vie professionnelle et vie personnelle.
Mettre en œuvre l’empathie
Pour les dirigeants et les managers, manifester de l’empathie ne se réduit pas à une simple prise de conscience des sentiments d’autrui. Il s’agit d’adopter une approche proactive : écouter activement, poser des questions, et surtout agir en fonction des informations recueillies. Les mots s’envolent, les sentiments restent : « Ce dont vos équipes se souviendront, ce sont moins vos mots que ce que vous leur avez fait ressentir », soutient Alexia Michiels. Selon la cofondatrice de Resilience Institute Europe, les dirigeants et les managers doivent d’abord comprendre ce qu’est l’empathie avant de la développer et de la mettre en œuvre ; si besoin par des formations, mais avant tout par un travail personnel, mené au quotidien.
« Cette compétence, qu’on peut aussi décrire comme une conscience sociale, s’ancre initialement dans la connaissance de soi. Si on n’a pas une bonne connaissance de soi, si on n’a pas conscience de ses propres émotions, il est très difficile de prétendre avoir conscience des émotions des autres », avance Alexia Michiels. Pour la consultante, les leaders doivent reconnaître et embrasser les différents niveaux de l’empathie. Elle décrit ces niveaux comme étant « physique, quand le leader est complètement présent et attentif à l’autre ; émotionnel, quand il détecte les émotions manifestées par les autres ; et cognitif, quand il comprend les raisons pour lesquelles une personne ressent ou pense d’une certaine manière. » Et de souligner que les personnes qui ont le niveau d’empathie le plus élevé, « sont celles qui parviennent à intégrer ces trois niveaux ; ce sont des personnes très présentes, qui arrivent rapidement à lire les émotions (langage non verbal), qui comprennent ce qui amène les personnes à ressentir ces émotions, et qui ont cette capacité de se mettre dans les chaussures de l’autre et à appréhender la personne à part entière. »
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Attention aux « dérives de l’empathie »
Alexia Michiels met toutefois en garde contre les « dérives de l’empathie ». Selon elle, il est crucial de faire preuve de discernement. Car si l’empathie est une force, elle peut, lorsqu’elle est mal utilisée ou manipulée, devenir une faiblesse ou même un outil de manipulation. « Si l’on considère que l’empathie, c’est cette capacité à détecter les émotions, une activation positive de l’empathie nous amène vraiment à faire attention à l’autre, à être attentionné, bienveillant ». C’est dans cette perspective que l’empathie est généralement perçue et encouragée dans le leadership. « Mais il y a aussi un côté sombre de cette compétence : le mode négatif de l’empathie, c’est utiliser la compréhension de ce que l’autre ressent pour la manipulation, à des fins de politique interne, ou à son propre avantage, jusqu’à une forme très toxique de leadership. »
D’où l’importance, souligne Alexia Michiels, de cultiver « l’intégrité et de la conscience de soi » dans l’usage de l’empathie. « Lorsqu’elle est employée sans scrupules, l’empathie peut se transformer en une arme redoutable et contre-productive. Il est donc impératif pour tout leader de faire preuve de prudence et d’honnêteté dans sa manière d’interagir empathiquement avec les autres. »
La chercheuse-consultante note aussi que l’empathie peut être mal utilisée, même sans mauvaises intentions : « En s’impliquant trop dans le vécu de leurs équipes, les managers prennent le risque que cette compétence se transforme en détresse empathique, ‘l’overcare’. Ainsi, les leaders doivent s’efforcer de rester dans une zone de compassion, c’est-à-dire dans l’attention aux autres et le soutien, mais sans prendre les émotions de l’autre sur ses épaules et surprotéger la personne. Cela n’aiderait ni le salarié, ni l’organisation ».
Finalement, reconnaître que cette compétence n’est pas simplement une tendance passagère semble crucial. « Elle est au cœur d’une transformation plus profonde de la façon dont nous envisageons le leadership, le monde de l’entreprise, et, finalement, les relations humaines », conclut Bruno Soubies. « Les dirigeants et les managers doivent aussi comprendre et reconnaître que leurs comportements au sein d’une équipe donne le ton, et influence les attitudes des autres. Cette prise de conscience devrait les encourager à développer leur empathie et à la manifester davantage, afin qu’elle se répande partout », ajoute Alexia Michiels.