Tribune. Descente en plongée dans nos organisations contraintes de jongler entre des personnalités contraires mais complémentaires nécessaires pour faire “avancer la machine”.
Par Jean Grimaldi d’Esdra.
L’histoire pourrait commencer comme la chanson qui accompagnait le vieux feuilleton, Laurel et Hardy : “C’est moi Laurel, C’est toi Hardy. C’est toi le gros et moi le petit. C’est toi Laurel, C’est moi Hardy et nous sommes de bons amis.” Ensemble, ils ont créé l’un des premiers duos comiques dans l’histoire du cinéma. Dissemblables mais unis; différents mais assortis; dissonants mais complices. Dans nos organisations on repère des individus aussi dissemblables. Mais manifestement ils ne sont pas amis, ni unis, ni complices. Ils s’ignorent franchement, se critiquent ouvertement, se méprisent évidemment.
Il s’agit de Slow man et de Speed man. Les contraires affichés permettraient de faire un beau duo, mais voilà une photo ne les prendra jamais ensemble. Slow man, non pas un flâneur salarié tout de même, mais ses rythmes d’activité, de marche, d’intérêt semblent ralentis, très ralentis. Est-ce étudié ? Est-ce voulu ? C’est manifestement sous contrôle. Hors de question de s’épuiser, de faire plus d’heures, de répondre aux mails dans l’instant, de laisser ouvert à tout moment son téléphone portable. On travaille pour vivre, sans plus. L’excitation productiviste n’a aucune prise sur lui. Dans les cas limites, quand il sent la pression venir, il adapte la vitesse ressentie d’activité pour diminuer un risque potentiel . Laisser croire, laisser penser, laisser voir… Bien sûr, il n’occupe pas des postes élevés dans la hiérarchie. Il suffit de savoir qu’il a une compétence ou qu’il s’occupe d’une mission, échappant pour l’instant aux réorganisations. Il fait son job ou plus exactement il fait ce qui lui est demandé. Pas d’outrances, pas de violences, pas de surchauffes. Les horaires sont strictements respectés, parfois à la minute. Tant qu’un manager toxique ne sévit pas dans son environnement, il survit. Sans passions, sans excès. Son contraire ne vit pas les mêmes rythmes.
Slow man vs Speed man
Speed man, l’homme pressé par excellence. Tout doit être rapide : son travail, son temps, ses loisirs, sa carrière. Vite, vite est la petite musique qui l’accompagne. Il traverse les couloirs de l’entreprise à fond de train. Vite, vite… L’ordinateur portable coincé sous le bras, vite, vite … le télephone greffé à l’oreille il est sur tous les fronts. Le voir sera un exploit, son agenda est toujours plein à craquer,“dans 15 jours j’ai un créneau…”. Dès le matin, on souffre pour lui. En accélération permanente, il s’épuise mais ne le voit pas. (Remarque, depuis quelques années il faut aussi dire elle bien sûr. Nombre de “manageuses” se sont mises à ce rythme, nonobstant vie extérieure, équilibre, mari, compagnon, enfants.)
Sa journée, sa soirée, ses fins de semaine alignent un nombre d’heures de présence, de sur-activité délirant. Encore et encore. Sa petite voix lui susurre : “tu ne serais pas là, cela ne tournerait pas !”. Un subtil orgueil prépare une odieuse arrogance. Il regarde avec quelques agacements Slow man, que celui-ci soit son subordonné ou un collègue. Pour lui, seule une organisation au “taquet” peut réussir. Mobilisé, impliqué, survolté, il continue jusqu’à un brutal coup d’arrêt : épuisement, santé, famille, couple…
Mais comment “tourner” sans ces Speed men qui mettent l’énergie dans la machine ?
Nécessaires contraires
Nos organisations en sont là : des salariés à vitesse mesurée et contrôlée et des salariés à vitesse permanente élevée, déraisonnable pour eux, pour les autres. Ils cohabitent et s’ignorent. La contradiction est flagrante, mais difficile à résoudre. Derrière les défauts apparents des uns et des autres, les richesses humaines sont bien là.
1- L’entreprise a besoin de tension et d’énergie pour s’adapter et faire face aux demandes toujours pressantes des clients insatisfaits, exigeants que nous sommes tous, y compris le raisonnable Slow man. Le rôle de Speed man est donc essentiel. Mais il ne doit pas s’autodétruire pour autant.
2- L’entreprise a besoin de routine (mais oui) qui donne seule la bonne reproductibilité du service et du produit. Slow man, par son tempérament, ses capacités, son envie est le mieux adapté. Par qui donc le remplacer ? Arrêter de rêver aux robots.
3- La bonne marche de l’entreprise exige de les faire se rencontrer à nouveau. Comment les réconcilier ? C’est un chantier primordial pour les relations humaines ( ex-RH qui perdent un peu leur finalité en cette époque…). A-t-on trouvé la bonne mesure de l’évaluation de ces contraires ? Faut-il les mêmes critères pour tous ? La vitesse est-elle toujours l’argument majeur ? N’est-ce pas plutôt l’arrivée au port ?
Ralentir permet de mieux examiner le paysage et ce qui arrive, la lenteur permet même de repérer quelques opportunités. Accélérer facilite le passage dans les moments délicats. Peut-on doubler à 20 kms / heure ?
Les contraires sont nécessaires pour trouver l’équilibre. Un bon pain exige levain et pâte ! Vous imaginez simplement des speed men en action, le levain sans contraintes, sans ralentissement, sans pâte ? Avez-vous déjà goûté du levain seul ?
Jean Grimaldi d’Esdra est directeur associé de Formadi et directeur pédagogique à l’Edhec Executive Education.
Sites à visiter : www.jean-grimaldidesdra.com