Alors qu’il est admis que les erreurs font partie intégrante du processus de création et d’innovation, il reste difficile de changer la culture d’entreprise en ce qui concerne la gestion des erreurs. Le droit à l’erreur est souvent mal compris. Comment le définir pour mieux le mettre en place au quotidien au travail ? Vincent Giolito, enseignant chercheur à EMLyon Business School, et Sébastien Joarlette, consultant en management et transformation au cabinet Oresys, partagent leurs points de vue sur les obstacles à surmonter pour changer de regard et créer un véritable droit à l’erreur, bénéfique pour les collaborateurs comme pour leurs employeurs.
« L’erreur est humaine ». Si ce proverbe est communément accepté dans la vie privée, où l’erreur est souvent perçue comme un moyen d’évoluer et de grandir, la situation est radicalement différente dans le monde professionnel. Dans le contexte de l’entreprise, il demeure ainsi difficile d’admettre l’erreur d’un salarié ou d’une équipe. « L’erreur est encore trop souvent confondue avec un échec, une absence de compétences ou de discernement », observe Vincent Giolito, professeur associé Stratégie & organisation, et directeur executive education à EMLyon Business School.
Selon le chercheur, le concept du « droit à l’erreur » est souvent mal compris. « Dans mes travaux, j’ai étudié les erreurs stratégiques, celles qui peuvent mettre une entreprise en péril. En réalité, une erreur représente une déviation de ce qui est attendu, une divergence par rapport à une norme. Faire une erreur, c’est faire ce que l’on n’aurait pas dû faire, ou ce que l’on ne devrait pas faire, ou omettre de faire ce que l’on devrait faire. » Il souligne ainsi que le but d’une entreprise n’est pas de commettre des erreurs, mais bien d’accomplir ce qui doit être fait.
« Une entreprise existe pour servir ses clients, ses actionnaires, pour rémunérer ses employés… L’erreur est donc une déviation par rapport à cela, généralement involontaire », note Vincent Giolito. Alors pourquoi parle-t-on de « droit à l’erreur » ? « Parce que dans une conception classique, l’erreur est tellement réprimée qu’elle est associée à des sanctions. Celui qui commet une erreur est souvent perçu comme ayant fauté, et cette faute est supposée devoir être punie. Mais les études sur le comportement des personnes en entreprise montrent que les erreurs sont fréquentes. Tout le monde en commet, constamment. » Le professeur de l’EMLyon cite une étude, réalisée à l’Université d’Hawaï, durant laquelle une équipe de chercheurs a analysé des centaines de millions de feuilles Excel utilisées en entreprise, avant de constater que 80 % de ces feuilles de calcul contenaient des erreurs.
Les erreurs sont encore mal perçues
« Nous nous retrouvons donc devant un paradoxe : il ne faut pas commettre d’erreurs, mais en réalité, nous en commettons tout le temps. Par exemple, un équipage d’avion commet des erreurs plusieurs fois par heure », observe Vincent Giolito. C’est de ce paradoxe qu’émerge l’idée du droit à l’erreur. « Plusieurs études ont démontré que le fait de sanctionner systématiquement une erreur commise peut être contreproductif. Cela peut décourager et démoraliser les collaborateurs, provoquer de la colère et gaspiller de l’énergie, » observe-t-il. L’enseignant-chercheur illustre ce point en expliquant que l’emploi d’inspecteurs pour contrôler les erreurs à la fin d’un processus et réprimander ensuite le travailleur fautif représente une perte de temps et d’énergie ; mais qu’à l’inverse, un environnement de travail où les employés peuvent s’auto-contrôler, « avec assez de confiance en leur capacité à bien travailler », s’avère « beaucoup plus efficace ». « Paradoxalement, cela nécessite une certaine tolérance à l’erreur pour en commettre moins ».
Vincent Giolito revient sur le fait que le management traditionnel ne reconnaît généralement pas le droit à l’erreur. « C’est le principe bureaucratique qui domine encore aujourd’hui dans la plupart des entreprises. Le management en Europe n’admet pas l’erreur comme une partie intégrante du travail ; l’erreur n’est pas vue comme quelque chose de normal ou d’acceptable », note-t-il. Cependant, la dynamique semble changer avec l’essor de nouvelles théories du leadership : « Selon ces théories, le rôle d’un leader est également de tolérer les erreurs, d’apprendre de ces erreurs, tant au niveau individuel que collectif, dans la relation avec ses collaborateurs et avec le reste de l’équipe ».
« Comprendre pourquoi nous avons réussi ou échoué est essentiel »
Consultant en management et transformation au sein du cabinet Oresys, Sébastien Joarlette observe de son côté que le droit à l’erreur suscite de plus en plus d’intérêt dans les entreprises, mais qu’il « reste difficile » à mettre en œuvre. « Les études récentes révèlent qu’en France, 75 % des travailleurs se sentent excessivement sanctionnés lorsqu’ils commettent une erreur « , souligne-t-il. « Même aux États-Unis, où l’échec est davantage accepté, seules 20 % des entreprises tolèrent les erreurs, du moins selon le ressenti de leurs salariés. » Le consultant y voit « le poids historique d’une culture qui condamne l’erreur » : selon lui, « en France, l’erreur est perçue comme intrinsèquement mauvaise, d’où une tendance à l’éviter de peur des répercussions négatives. C’est pourquoi il est important de différencier l’erreur, l’échec et la faute. La faute, qui suggère une intention de mal faire, est problématique. Par contre, l’erreur et l’échec peuvent être source d’apprentissages positifs. »
Sébastien Joarlette plaide pour une redéfinition de notre perception et de notre terminologie concernant ces concepts : « Nous devrions favoriser l’expérimentation et l’innovation, malgré le risque d’erreurs. C’est l’idée du ‘test and learn‘ (tester et apprendre). Il s’agit de valoriser la tentative, qu’elle conduise à un succès ou à un échec. L’important est de tirer des leçons de chaque expérience. » Dans les entreprises qui prônent le droit à l’erreur, il est courant de considérer que l’échec n’est pas systématiquement problématique, à condition de pouvoir en tirer des enseignements. « Cette approche permet de limiter le risque de répétition des mêmes erreurs. Toutefois, il est tout aussi important d’analyser les succès afin d’en comprendre les facteurs déterminants et de mieux maîtriser les risques à l’avenir. Cette démarche reste malheureusement rare », explique Sébastien Joarlette. « Comprendre pourquoi nous avons réussi ou échoué est essentiel pour nos tentatives futures, non seulement pour nous, mais aussi pour les autres », ajoute le consultant. « Sans cet apprentissage, nous risquons de répéter les mêmes erreurs ou d’échouer là où nous avons précédemment réussi ».
Le droit à l’erreur , un levier d’engagement
La perception de l’erreur dans le milieu professionnel est donc essentielle. Alors que l’erreur est souvent perçue comme un signe d’échec ou d’incompétence, Vincent Giolito, à l’EMLyon, propose une nouvelle perspective, celle d’un « véritable droit à l’erreur ». Plutôt que de considérer l’erreur comme un échec à sanctionner, il suggère de l’aborder comme une opportunité d’apprentissage et de croissance. « Plutôt que de parler de ‘tolérance’ à l’égard de l’erreur, qui peut être perçue comme l’opposé d’une culture traditionnelle de prévention, contrôle et sanction de l’erreur, il est nécessaire, selon lui, « de mettre en place une culture de management des erreurs, et d’apprentissage à partir de celles-ci. »
Selon Vincent Giolito, cette nouvelle approche implique un processus en trois étapes : « Tout d’abord de reconnaître que les erreurs se produisent, puis de les gérer (les manager), c’est-à-dire d’apprendre à agir de manière à en commettre moins, à la fois individuellement et collectivement. Et enfin, d’apprendre à tirer des leçons de ces erreurs. » Cela peut sembler une tâche ardue, mais les bénéfices potentiels sont immenses. « En instaurant une culture de reconnaissance et d’apprentissage des erreurs ; qui reconnait les erreurs, qui les gère et qui en tire des leçons, on crée un environnement de travail où les employés se sentent plus motivés et plus satisfaits. Ils deviennent également plus autonomes et améliorent leurs compétences », indique le chercheur. Et d’ajouter : « Une telle culture a un impact positif indéniable sur l’engagement et la productivité des employés. »
Instaurer un climat de confiance
Ce changement de paradigme concernant la gestion des erreurs en entreprise peut s’avérer crucial pour la productivité et le bien-être des salariés. En instaurant un climat de confiance et d’acceptation de l’erreur, les entreprises peuvent stimuler l’engagement et la satisfaction de leurs employés, tout en favorisant leur développement personnel et professionnel. « Une gestion efficace de l’erreur ne consiste pas à éviter l’erreur à tout prix, mais plutôt à apprendre de chaque erreur pour progresser collectivement. Il est donc temps de revoir notre rapport à l’erreur dans le monde professionnel. Plutôt que de la stigmatiser, nous devrions reconnaître son caractère inévitable et l’utiliser comme une occasion d’apprentissage et d’amélioration. En reconnaissant et en acceptant le droit à l’erreur, nous créons un environnement de travail plus sain, plus motivant et finalement plus productif », observe Vincent Giolito.