Quelles sont les tendances en matière d’innovation dans la gestion du temps de travail dans les entreprises ?
Vincent Binetruy : Aujourd’hui, la question cruciale pour la plupart des entreprises est de savoir comment attirer de nouveaux talents et les retenir. L’innovation en ressources humaines, notamment en ce qui concerne la gestion du temps de travail ou l’organisation du travail de manière plus générale, est essentielle dans cette perspective. En effet, les salariés sont de plus en plus sensibles à l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, et aux modalités de travail qui leur permettent de concilier les deux.
Parmi les tendances les plus notables, on peut citer :
- La semaine de 4 jours, qui permet de bénéficier d’une journée de repos supplémentaire par semaine.
- Le télétravail et la décentralisation des lieux de travail, qui permettent de travailler depuis chez soi, ou depuis un autre lieu de son choix (tiers-lieux, espaces de coworking).
- Les horaires flexibles, qui permettent de choisir ses horaires de travail en fonction de ses besoins.
La semaine de 4 jours est une tendance qui s’impose progressivement dans les entreprises, en France comme à l’étranger. En 2023, 35 % des employeurs français envisagent de l’expérimenter, et 43 % des salariés y seraient favorables, selon l’enquête People at Work 2023 du cabinet Robert Half. Pour l’instant, elle concerne surtout les ETI et les PME, mais de plus en plus de grandes entreprises s’y intéressent. Ces dernières privilégient toutefois la flexibilité des horaires et des lieux de travail.
Parmi les autres innovations liées au temps de travail, on peut ainsi citer la possibilité pour les collaborateurs de choisir leurs horaires ou leur lieu de travail. Cela n’est bien sûr pas possible pour tout le monde, notamment pour les travailleurs postés, sur le terrain, en usine ou dans la distribution. En revanche, pour les postes télétravaillables, qui représentent environ 40 % des emplois en France, la flexibilité est possible. En 2023, 44 % des entreprises du classement Top Employer en France ont donné à leurs salariés la possibilité de choisir leurs horaires et leurs lieux de travail.
Nicolas Pette : Le marché du travail est tendu, avec des difficultés de recrutement affectant aussi bien les cadres que les employés. Les salariés cherchent à changer d’emploi principalement pour de meilleures rémunérations et plus de flexibilité, surtout en ce qui concerne les horaires. Les tendances actuelles, renforcées par la pandémie de COVID-19, se concentrent sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, la réduction de la bureaucratie, l’évolution du rapport au travail, et l’importance de l’impact social des entreprises. Depuis 2021, la flexibilité dans l’organisation du travail est ainsi devenue un critère essentiel, tant dans les offres d’emploi que dans les attentes des candidats et des salariés.
Parmi les tendances d’innovation en matière d’organisation du temps de travail, on observe :
- Le développement du travail hybride, qui combine télétravail et travail au bureau — une modalité particulièrement appréciée des cadres ;
- La semaine de 4 jours — une modalité intéressante pour les salariés qui souhaitent avoir plus de temps pour leurs loisirs ou leurs activités personnelles.
- La planification collaborative du temps de travail, qui permet au salarié de négocier ses horaires de travail avec son manager. Cette modalité permet de tenir compte des contraintes individuelles et de favoriser l’autonomie des collaborateurs.
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Comment ces innovations peuvent-elles contribuer à attirer et fidéliser les talents ?
VB : Ces innovations contribuent à l’attractivité et à la fidélisation des talents de plusieurs façons. D’abord, elles répondent aux attentes des salariés en matière d’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Ensuite, elles permettent aux salariés de disposer d’une plus grande autonomie et de flexibilité dans leur travail. Enfin, elles contribuent à améliorer la qualité de vie au travail des salariés.
Du point de vue du marketing RH, adopter des mesures telles que la semaine de 4 jours est un moyen efficace pour attirer et retenir les talents. Ces pratiques répondent à la tendance croissante de valoriser l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Les candidats s’intéressent de plus en plus tôt aux conditions de travail, notamment en termes d’horaires flexibles et de télétravail. Par conséquent, les entreprises mettant en avant ces aspects dans leurs annonces de recrutement se dotent d’un avantage significatif.
Sur le plan théorique, c’est une excellente idée. Cependant, il est crucial d’examiner sa mise en œuvre pratique. Il existe de bonnes idées, et des idées qui semblent bonnes mais qui, en réalité, manquent de recul. Prenons l’exemple de la semaine de 4 jours : en théorie, c’est une initiative louable, mais cela ne garantit pas nécessairement une adaptation adéquate de l’organisation des entreprises. Si cette mesure se traduit par une charge de travail de 5 jours compressée en 4, son intérêt est alors discutable. Un simple changement de planning ne suffit pas à garantir une amélioration du bien-être et de la productivité des employés.
La semaine de 4 jours peut être avantageuse pour les employés en horaires fixes. Mais pour les cadres et les employés du secteur tertiaire, une révision de l’organisation du travail est indispensable pour éviter une surcharge de travail. Cela exige une volonté ferme de la direction de remettre en question les process internes. Faute de cela, une idée prometteuse sur le papier pourrait se transformer en facteur d’accroissement du stress et du risque de burn-out.
NP : Ces innovations contribuent à attirer et fidéliser les talents en offrant une flexibilité accrue dans l’organisation du travail, ce qui permet aux salariés de mieux équilibrer leur vie professionnelle et personnelle. Cela contribue à leur bien-être et à leur productivité, en tendant vers un modèle de travail à la carte. Néanmoins, il est crucial de maintenir un équilibre entre cette flexibilité, l’équité et la cohésion au sein de l’entreprise.
Les entreprises du numérique et de l’e-commerce adoptent des pratiques innovantes pour attirer et retenir leurs développeurs, une population mobile. Ces pratiques incluent le télétravail, des antennes ouvertes dans les régions et des horaires flexibles. Dans le secteur industriel, certaines entreprises, comme le groupe PSA, proposent également des modalités de travail flexibles, notamment la semaine de 4 jours. Dans les entreprises de service, les horaires flexibles se développent également, en parallèle avec le télétravail. Ces horaires flexibles vont au-delà du forfait jour, qui est une forme de flexibilité réservée aux cadres.
Les innovations en matière d’organisation du temps de travail sont ainsi de plus en plus répandues dans les entreprises de tous secteurs. Elles sont devenues un élément essentiel de la stratégie d’attractivité et de fidélisation des talents. La pandémie de COVID-19 a accéléré ces évolutions. La flexibilité du temps de travail est désormais une question qui ne concerne plus seulement les cadres, mais tous les salariés, y compris les ouvriers, les employés et les cols bleus.
Quel est le rôle des DRH et des managers dans la mise en place de ces innovations en matière de gestion du temps de travail, dans l’entreprise ?
VB : Leur rôle est clé. Les DRH et les managers sont en charge de définir les objectifs, de mettre en place les dispositifs et de suivre leur déploiement. Dans le cas de la semaine de 4 jours, ils doivent s’assurer que cette nouvelle organisation du travail est compatible avec les objectifs de l’entreprise et qu’elle ne nuise pas à la productivité. Ils doivent également veiller à ce que les collaborateurs soient en mesure de s’adapter à ce nouveau rythme de travail.
Pour les autres innovations, comme les horaires flexibles, ils doivent définir les règles et les limites de ces nouveaux dispositifs. Ils doivent également accompagner les collaborateurs dans leur mise en œuvre. En France, la tendance est à la baisse en matière d’horaires flexibles. Cela peut s’expliquer par une volonté des entreprises de mettre un peu de « structure » dans le télétravail.
En 2023, 44% des entreprises du classement Top Employer en France ont permis à leurs salariés de choisir leurs horaires et lieux de travail, une diminution par rapport à 52% en 2022. Cette baisse suggère un effort des entreprises pour réinstaurer un certain contrôle, probablement en réaction à des abus liés à la pandémie. Malgré cela, la flexibilité horaire et de lieu reste un atout majeur pour l’attraction des talents, conduisant les entreprises à établir un cadre légal pour éviter les abus.
Le rôle du DRH est de stimuler et faciliter l’innovation en établissant un cadre légal via des accords d’entreprise. Il doit convaincre le comité exécutif de l’intérêt de ces innovations pour l’entreprise et de la nécessité d’adapter la culture managériale. Ces innovations exigent des changements dans les méthodes de travail, tels que la modification des interactions manager-collaborateur et une augmentation des embauches pour gérer le surcroît de travail. Un investissement accru dans le digital est également nécessaire pour compenser la réduction du travail. Ce défi implique une réflexion globale sur l’évolution des méthodes de travail pour maintenir leur efficacité, au-delà des ressources humaines.
Il est aussi crucial de déployer ces changements à tous les niveaux de l’entreprise, pour s’assurer de leur intégration effective et éviter les détournements ou abus. Dans le cas de la semaine de travail de 4 jours, il faut par exemple veiller à ce que les managers ne contactent pas leurs collaborateurs pendant leurs jours de non-travail. La question centrale est donc de transformer non seulement l’organisation du travail, mais aussi sa culture. Il s’agit d’un véritable management du changement. Le DRH est celui qui doit initier ce projet, mais il ne peut réussir sans le soutien du Comité exécutif et un engagement au plus haut niveau de l’organisation.
Quant aux managers, leur rôle est crucial et ne doit pas être sous-estimé. Ils ont besoin d’être soutenus et formés dans ce processus de transformation. Les programmes de développement managérial doivent intégrer cette nouvelle réalité d’équipes dispersées, travaillant à distance et/ou à des horaires différents. Cette situation, qui ne s’improvise pas, modifie en profondeur leur rôle. De plus en plus sollicités, dotés d’outils RH sophistiqués et confrontés à une évolution constante de leur périmètre d’action, les managers, déjà touchés par une crise de vocation, doivent être accompagnés dans cette complexification croissante de leur fonction, qui devient de plus en plus stratégique pour l’entreprise.
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Comment les entreprises peuvent-elles s’assurer que ces innovations en matière de gestion du temps de travail sont adaptées à leur culture et à leurs objectifs organisationnels ?
NP : Le travail flexible peut être attrayant pour les salariés, mais il présente des défis pour les employeurs. Une entreprise est avant tout un espace collectif et social, essentiel pour la culture d’entreprise, la cohésion et le management. Les entreprises doivent trouver un équilibre entre flexibilité, performance, respect des règles et leur application par le management de proximité.
Les modalités d’application de cette flexibilité varient en fonction de plusieurs facteurs, notamment le secteur d’activité, la taille de l’entreprise, ses contraintes de performance, la composition des effectifs, les métiers exercés et les contraintes liées à l’emploi. Un diagnostic précis des pratiques existantes et des innovations nécessaires est indispensable pour identifier les options disponibles et mettre en place une solution adaptée.
Les entreprises qui réussissent dans cette démarche sont celles qui démontrent une certaine maturité dans l’introduction de la flexibilité. Elles établissent clairement les règles et modalités de cette flexibilité, en collaboration avec les managers et les employés. L’efficacité de ces mesures dépend de leur intégration dans la culture de l’entreprise. La transparence concernant les motivations, attentes, règles et cadre d’exécution est cruciale pour prévenir les malentendus et éviter que la flexibilité soit perçue comme un permis de « laisser-aller ». Transformer cette démarche en un projet collectif est fondamental, pour intégrer la flexibilité au cœur de la culture et de l’ADN de l’entreprise.
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À votre avis, comment la gestion du temps de travail évoluera-t-elle dans les prochaines années ?
NP : Je pense que nous allons vers une multiplication des innovations, qui vont conduire à une individualisation accrue du travail. De la même manière que vous pouvez aujourd’hui acheter un billet de train au prix qui vous convient, vous pourrez bientôt choisir votre temps de travail, votre lieu de travail, ou encore vos modalités de collaboration.
Cette évolution représente un défi pour les entreprises, qui devront adapter leurs modes de management pour répondre aux besoins des salariés. Le management de proximité devra notamment être en mesure de faire face à une plus grande diversité des situations. Les managers devront être capables de faire confiance à leurs collaborateurs et de les responsabiliser. Ils devront également être à l’écoute des besoins de leurs collaborateurs et être capables de proposer des solutions (notamment techniques) adaptées.
VB : Aujourd’hui, la semaine de 4 jours est un sujet très en vogue, mais elle ne correspond pas aux attentes des collaborateurs. En effet, ce qui est le plus important pour eux, c’est la flexibilité du travail. Ils souhaitent pouvoir choisir leurs horaires et leur lieu de travail, afin de mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle.
La semaine de 4 jours est plus facile à mettre en place dans les petites structures que dans les grandes entreprises. Dans les petites structures, les impacts sont moins importants et les changements peuvent être plus facilement gérés. Les grandes entreprises doivent adapter l’organisation du travail, revoir les process, et communiquer efficacement avec les salariés. Le succès de la semaine de 4 jours dépend de la capacité de l’entreprise à accompagner le changement et à garantir la continuité du service sur le long terme.
La flexibilité des horaires et de l’organisation du travail pourra de son côté être mise en place dans la plupart des entreprises. Cependant, il restera important de l’encadrer, car les contraintes varient en fonction des métiers et des postes. Les managers doivent donc assumer la responsabilité de la gestion de leurs équipes et déterminer le degré de flexibilité adapté. Cette nécessité est due aux contraintes variables inhérentes à chaque métier et poste. En effet, même si la flexibilité des horaires peut être facilement intégrée dans divers types de structures, il est indispensable d’établir un cadre de base.
J’encourage DRH et dirigeants à éviter les solutions de court terme pour le recrutement et la fidélisation des talents, et à privilégier une réflexion approfondie avant d’agir. Bien que la semaine de 4 jours soit attrayante, elle ne convient pas à toutes les entreprises ni à tous les contextes. Mieux vaut tester cette idée via un projet pilote pour évaluer son impact et recueillir les retours des salariés. Si le pilote est concluant, la semaine de 4 jours pourrait être étendue à tous les collaborateurs. En cas d’échec, d’autres méthodes, comme donner plus d’autonomie aux salariés dans la gestion de leur temps, peuvent être explorées — une pratique déjà adoptée par 43% des entreprises certifiées Top Employers France.