Le bureau individuel symbolise encore dans beaucoup d’entreprises le statut du manager, et sa place dans la hiérarchie. Mais les choses commencent à changer. Ingrid Nappi Choulet, professeur-chercheur et titulaire de la chaire Workplace Management de l’Essec, Françoise Bronner, consultant et chercheur en Organisation et espace de travail, et Delphine Minchella, enseignant-chercheur en Management stratégique à l’EM Normandie, nous livrent leur éclairage.
Pourquoi le bureau individuel est-il encore prédominant, tandis que le flex office et l’open space se développent ?
Ingrid Nappi Choulet : Bien que les bureaux fermés soient encore majoritaires (65 %), ceux qui sont individuels ont tendance à être un peu moins nombreux, car les bureaux sont de plus en plus considérés comme des lieux de rencontre, de partage des connaissances, de mentorat et de travail d’équipe. L’idée d’une personne – un bureau ne semble pas cohérente avec cette vision.
La quantité d’espace disponible peut avoir une signification psychologique profonde, car « plus » d’espace peut signifier plus d’importance, de respect, d’autorité ou de pouvoir. Sur le lieu de travail, la quantité de notre espace personnel est souvent liée à notre statut au sein de l’organisation. Notre étude menée avec les étudiants des grandes écoles de management, « Mon bureau de demain« , nous montre que les futurs cadres sont 31 % à préférer un bureau individuel et 44 % à vouloir une hiérarchie apparente au sein des entreprises. Cependant, l’évolution de la technologie a changé les habitudes – aujourd’hui il est possible de travailler n’importe où, et l’image du bureau individuel évolue en conséquence. Le statut d’une personne au sein d’une organisation n’est plus associé à l’espace physique qu’elle occupe, mais à son rôle dans le groupe.
Françoise Bronner : La perception d’un espace est souvent liée à l’activité que vous allez y faire, la technologie que vous utilisez, et les moyens que l’on va vous donner. Ce qui a beaucoup évolué ces dernières années, c’est la diminution de l’espace individuel attribué au collaborateur, et l’augmentation de ceux dédiés au travail collaboratif – open space, flex-office, espaces de réunion ou de créativité. Mais le flex-office est encore mal perçu, notamment par les jeunes, qui préfèrent avoir un bureau attitré. Les managers, de leur côté, continuent à accorder une importance à la taille et à la position du bureau. Le contexte français est particulier : il existe une sorte de « contrat socio-spatial », qui veut que quand vous avez un avancement, cela est marqué dans l’espace…
En quoi le bureau individuel est-il un symbole de pouvoir ou de légitimité pour les managers ?
FB : Traditionnellement, dans un environnement de travail, on va aménager l’espace en fonction de l’organigramme. En France, il y a une distinction qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays européens : la distinction entre les employés et les cadres. Quand vous progressez dans l’entreprise, ceci est marqué dans l’espace : on va vous donner un bureau individuel, vous doter d’une table de réunion, d’un mobilier différent… On marque le statut de cette façon. Mais cela commence à disparaître : on voit peu à peu des environnements dans lesquels tous les bureaux sont les mêmes, et où le chef n’a pas nécessairement une pièce individuelle dédiée. Mais 10 % des collaborateurs (les managers) continuent tout de même à travailler dans des bureaux cloisonnés.
Delphine Minchella : Il est indéniable que les managers, notamment les DRH, négocient des choses qui doivent rester confidentielles. Mais je ne suis pas certaine que tous aient besoin d’espaces de confidentialité. Une marque évidente de la réussite professionnelle demeure le bureau individuel, qui traduit l’influence que l’on a dans l’entreprise. Mais les choses bougent. Dans des secteurs pourtant très verticaux, comme la banque, on voit ainsi que les symboles sont en train d’évoluer : traditionnellement, le bureau de la présidence est à l’étage le plus haut, mais si vous regardez les sièges de la BNP et de la Société Générale, la direction n’est plus tout en haut de sa tour, mais au milieu des autres services – c’est un signal fort qui est ici envoyé. On observe donc une évolution de la place du bureau vers un rôle plus utilitaire.
Quels sont justement les points positifs, mais aussi négatifs, du bureau individuel pour les managers ?
FB : Malgré tout, le rôle du bureau est fondamental pour eux. C’est un outil de management. Au-delà du statut, un espace cloisonné permet d’organiser le travail de son équipe, d’orchestrer. Le cadre dirigeant a besoin d’un lieu dans lequel il pourra réunir ses collaborateurs, avec une notion importante de confidentialité, sans distractions visuelles ou acoustiques. En outre, le bureau lui permet d’être ancré dans l’organisation : il permet d’incarner la réalité du management. Et à partir du moment où cet espace correspond à votre activité (par exemple, si 60 % de votre temps se passe en réunions, à coacher vos collaborateurs, à organiser le travail et à animer le groupe), il est indispensable et ne génère pas chez les collaborateurs de jalousie.
Chaque espace de travail doit correspondre, dans un monde idéal, aux activités de la personne en question. Car allouer un lieu en fonction de l’organigramme, dans une optique de démonstration de pouvoir, peut être néfaste. Il s’agit d’un modèle statique qui ne favorise pas la collaboration, et qui envoie un message négatif aux salariés – celui que l’aménagement est inégalitaire. Ce qu’il faut donc souhaiter, c’est que, de plus en plus, les espaces favorisent l’interaction, la collaboration, et permettent d’optimiser les tâches, non en fonction de la hiérarchie, mais des processus de travail.
DM : Le bureau statutaire a des défauts que n’ont pas l’open space et le flex office, bien que ces modes d’organisation soient aussi critiquables. D’abord il ne permet pas une gestion de l’espace organisationnel cohérente : quand un exécutif est souvent en déplacement, son bureau reste longtemps inoccupé. Il n’offre pas non plus la même possibilité d’interactions avec les collègues – même s’il suffit simplement de sortir de son bureau pour aller à la rencontre des autres. Il faut aussi noter que l’espace de travail peut être un outil de « mise au placard », dans le cas où un cadre « perd » son bureau, car le symbole reste fort.
Côté avantages, le bureau individuel permet une plus grande concentration, et aussi de se sentir à l’aise (car vous n’êtes pas soumis pendant des heures au regard de l’autre) – ce qui explique que dès qu’un manager a le pouvoir d’en demander un, il le fait. Le bureau fermé est aussi supérieur au flex-office et à l’open space du point de vue humain : pas de sentiment d’être interchangeable, une appropriation de l’espace, du confort, et l’impression d’être intégré socialement dans l’organisation (quand on vous cherche, on sait où vous trouver).
INC : Dans la dernière édition de notre enquête « Mon Bureau de Demain », nous avons demandé aux étudiants qui avaient une expérience professionnelle de noter leur espace de travail par rapport à certains critères. Les résultats ont démontré que le bureau individuel est celui qui permet plus de concentration, plus de confort et plus d’intimité.
Côté négatif, nous pouvons citer la capacité d’interaction avec les collègues, qui est plus importante dans des plateaux en open space ou en flex-office. Je ne vois par contre pas le bureau individuel comme un outil de management néfaste – bien que la « perte » d’un bureau puisse être associée à une perte de statut au sein de l’entreprise, cette vision est en train d’évoluer.
Comment rendre les espaces de travail davantage adaptés aux activités, tout en gardant des bureaux cloisonnés ?
FB : On peut tout à fait avoir des bureaux fermés individuels pour les managers, et des bureaux fermés partagés pour les collaborateurs, sans que cela soit désagréable – il est aussi possible de garder des espaces semi-ouverts pour 8 à 16 personnes, qui soient tout à fait confortables. L’élément le plus important, c’est de ne pas avoir uniquement des bureaux, mais des espaces – de réunion, de visioconférence, de détente… L’idée étant d’avoir une diversité de solutions, qui ne vous attachent pas en permanence à un poste de travail individuel. Le bureau du cadre, dans cette optique, a toute sa place, quand il est dédié au management d’équipe.
Aujourd’hui, avec le développement du flex-office et de l’activity based-office, des entreprises commencent à travailler différemment et à rendre caduque le contrat spatio-spatial traditionnel : elles envoient le message que les règles du jeu ne sont plus les mêmes, et que l’espace n’est plus un marqueur d’avancement.