Face à la digitalisation et au travail hybride, pourquoi ne pas s’inspirer de nos ancêtres préhistoriques et de nos cousins chimpanzés ? Dans une logique très darwinienne, le paléo-anthropologue Pascal Picq (1), intervenu le 24 juin 2021 au Campus 2021 d’Innov’Acteurs, nous explique pourquoi les mutations actuelles et à venir sont aussi anthropologiques. Et devraient conduire les organisations à penser autrement, sous peine de disparaître.
Que peuvent nous apprendre l’anthropologie et l’étiologie, dans le cadre du développement actuel d’un travail hybride ?
Le télétravail pose des questions sur la façon de maintenir les relations entre les salariés, la culture de l’entreprise et l’engagement de tous. C’est là que l’étude des chimpanzés est intéressante. Leur organisation est basée sur la “fission-fusion” ; qui consiste à se séparer pour réaliser certaines actions, puis à se réunir pour des activités importantes d’un point de vue qualificatif, afin d’entretenir la cohésion du groupe.
Chez les singes, il existe 2 types de sociétés : celle des macaques, et celle des chimpanzés. Ces derniers associent et reconnaissent les compétences des autres. Lors de la chasse, qui réclame de l’agilité, de la force, et aussi la capacité à organiser un groupe, les “dominants” acceptent de se placer sous l’autorité de l’un de leurs subordonnés, s’il se montre plus habile sur ce plan. Alors que chez les macaques, le modèle de société est vertical et descendant : on ne tolère ni les erreurs, ni les idées des autres.
Après la chasse, chez les chimpanzés (comme chez l’homme préhistorique), celui qui a droit aux meilleurs morceaux est celui qui a attrapé la bête. Même les dominants acceptent de lui réserver “la part du chef”. Le statut hiérarchique ne prévaut pas sur la compétence. Cette organisation est décisive pour encaisser le changement. Comme le montrent les études de l’éthologue Jane Goodall sur les singes soumis à la déforestation, les groupes qui s’adaptent le mieux sont ceux qui mettent en place des systèmes de reconnaissance de compétences, de délégation et de partage. Les autres ont toutes les chances de disparaître. Si l’on transpose cela aux entreprises, celles qui ont un mode de management valorisant sont celles qui s’adaptent le mieux.
Le modèle managérial traditionnel, qui reste prédominant, freinerait-il donc notre adaptation ?
Au travail, nous sommes plus macaques que chimpanzés. Cette caractéristique anthropologique nous empêche, en partie, de nous adapter. La sélection naturelle n’a jamais été la loi du plus fort : ce qui est décisif, c’est la capacité à changer de modèles de pensées et d’organisation. Chez l’Homme moderne, certains comportements face au changement sont universels : notre évolution nous a appris qu’il était plus efficace d’agir pour assurer nos gains et éviter les pertes. Nous n’acceptons alors le changement que si nous le percevons comme pouvant nous apporter des avantages. Dès lors, il est facile de comprendre pourquoi tant de managers et de salariés se montrent réticents face au changement. Alors que ce système basé sur la minimisation des risques ne fonctionne pas pour toutes les transformations.
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Selon vous, l’anthropologie permet notamment d’expliquer pourquoi certains pays sont plus avancés que d’autres en matière de télétravail…
En fonction de nos représentations culturelles, le télétravail a été adopté d’une façon différente. Les pays les plus avancés ne sont pas les plus riches comme l’Allemagne ou les USA, mais ceux d’Europe du nord (Pays-Bas, Scandinavie). Indépendamment de leur économie, ils sont d’un point de vue anthropologique plus égalitaires, et se caractérisent par une meilleure répartition des tâches entre hommes et femmes.
Il est à ce titre intéressant de constater que la France n’est que dans la moyenne européenne, alors qu’elle était à la pointe il y a 10 ans. Pourquoi a-t-elle “décroché” ? Au début, le travail à distance y était associé au temps partiel : ce sont surtout les femmes qui en ont bénéficié, notamment pour rester chez elles le mercredi. Mais nous sommes ensuite restés sur ce modèle, sans changer l’organisation du travail.
Il faut aussi noter des différences de structures hiérarchiques. La France se caractérise par la persistance d’un management directif, en présentiel et ne faisant pas très confiance (donc très “macaques”). C’est probablement ce qui explique pourquoi lors du premier déconfinement, tant d’entreprises étaient obnubilées par le retour au bureau. Contrairement à ce qui s’est passé en Angleterre, où les entreprises ont l’habitude de pratiquer un management de confiance (davantage “chimpanzés”).
Que devraient faire les entreprises pour s’adapter aux changements de demain ?
D’abord, cesser de fonctionner comme les macaques, et épouser le modèle des chimpanzés. Où le statut social ne prévaut pas sur la compétence et où les erreurs sont tolérées. Nous avons mal compris les principes de base de l’holacratie : il ne s’agit pas de supprimer la hiérarchie, mais d’accepter, même en tant que dominant, de reconnaître les compétences et les idées de l’autre.
D’un point de vue fission/fusion, les entreprises qui s’adapteront le mieux seront aussi celles où les dirigeants et les managers montreront leur capacité à sortir de cette logique consistant à simplement transférer des tâches du présentiel vers le distanciel. Pour cela, ils devront changer de façon de penser. Par exemple, comprendre qu’il n’est pas indispensable de se retrouver au bureau pour résoudre des questions complexes et innover. Et aussi que le télétravail ne se limite pas à faire “fissionner” les salariés, mais qu’il nécessite de penser, comme les chimpanzés, à toutes les formes d’association possibles à distance. L’évolution post-Covid sera marquée par la capacité des DRH, des managers et des chefs d’entreprises à mener une réflexion de fond sur les nouvelles stratégies à adopter dans un monde où l’activité devient mobile.
(1) “Le Télétravail et les Chimpanzés”, Eyrolles, 2021.