Olivier Hamant, chercheur à l’INRAE et directeur de l’Institut Michel Serres, propose dans son livre De l’incohérence : philosophie politique de la robustesse (publié en mars 2024 aux éditions Odile Jacob), un regard critique sur la performance érigée en culte dans certaines entreprises. « La performance, c’est atteindre des objectifs avec le moins de moyens possibles, indique le biologiste, tout en rappelant ses limites. En réalité, ce modèle fragilise les organisations, non seulement parce qu’il renforce la dépendance aux machines ou à d’autres pays. Mais aussi, parce qu’il engendre des effets rebonds dévastateurs, comme la destruction de la planète. L’excès de contrôle nous a fait perdre le contrôle. »
On ne résout pas un problème avec les modes de pensées qui l’ont engendré.
Albert Einstein
Si beaucoup d’organisation se targuent d’entrer dans un système de « performance durable » pour y remédier, le chercheur en science de la nature souligne que « ces solutions restent dans le dogme de la performance. Nous ne sommes plus capables de questionner la performance alors qu’elle nous menace. » Comme le disait Albert Einstein, « on ne résout pas un problème avec les modes de pensées qui l’ont engendré. » Aussi, le biologiste suggère de modifier le rapport des individus à la productivité, au progrès, ou encore au travail, en s’inspirant du vivant qui fonctionne depuis des millénaires. « Le vivant est aux antipodes des valeurs que nous prônons actuellement : c’est l’inefficacité, la lenteur, l’incertitude, l’incohérence, l’inachèvement, et l’hétérogénéité. Mais, le vivant, c’est aussi : la robustesse qui permet à son système de rester viable malgré les fluctuations. La robustesse se construit donc contre la performance, et c’est vers cela que nous devons tendre collectivement dans un monde désormais changeant. »
Inverser les priorités
Mais, comment basculer de la valorisation de la performance à la robustesse ? Là encore, le chercheur s’appuie sur un phénomène présent dans la nature : « Prenons, comme exemple, la migration des oiseaux. Lorsqu’ils se déplacent en groupe d’un territoire à l’autre, ce sont ceux situés à la périphérie qui savent où tourner. Ceux du milieu sont aveugles au monde. Le système bascule par les marges. »
Concrètement, cela revient à revoir les indicateurs de performance traditionnels (ICP) en inversant les priorités, comme le montre le tableau ci-dessous. « Ces indicateurs étaient valables dans un monde stable, aux ressources abondantes. Ce monde n’existe plus. Il n’a d’ailleurs peut être jamais existé », lance Olivier Hamant. Cela signifie inverser le rapport au temps et à la matière : « Les organisations utilisent de la matière pour gagner du temps. Désormais, elles doivent utiliser le temps pour préserver la matière. »
Monde stable | Monde fluctuant |
1. Economie | 1. Environnement |
2. Social | 2. Social |
3. Environnement | 3. Economie |
Pour y parvenir, elles devraient donc « prendre le temps de se poser les bonnes questions, au lieu de trouver rapidement les mauvaises réponses. Se demander, par exemple, comment la production peut nourrir les écosystèmes, et plus comment exploiter les écosystèmes pour augmenter la production. Les organisations devraient réfléchir à la mise en œuvre d’une économie déconbustionnée, et non pas décarbonée, d’une utilisation de ressources régénérables, et non optimisées », développe le biologiste.
Pour contribuer à cette évolution, le dirigeant, de son côté, peut changer sa posture à l’égard de ses équipes, « en passant d’un rôle de meneur à celui de facilitateur, selon Olivier Hamant. Il doit notamment leur faire confiance et leur donner suffisamment d’espace pour que les projets se poursuivent même en son absence. Cette confiance octroyée renforcera également le lien qui les unit et donc permettra de surmonter les crises plus aisément. Lorsque la cohésion est forte, tout le monde souhaite qu’une entreprise s’en sorte. Au lieu de partir, les équipes redoublent d’efforts. Le collectif est moins efficient, mais plus adaptable. C’est une valeur immatérielle fondamentale que l’on retrouve dans la nature. »