Selon les travaux d’Amos Tversky et Daniel Kahneman (décédé le 27 mars dernier), deux figures majeures dans le domaine de la psychologie cognitive et de l’économie comportementale, les biais cognitifs sont des distorsions de la pensée qui influencent nos jugements et nos décisions de manière inconsciente. Notre cerveau emprunte un raccourci pour traiter une information pouvant générer des préjugés ou de fausses croyances et, donc potentiellement, nous faire prendre de mauvaises décisions. Dans le management, on comprend la nécessité de s’y intéresser afin d’assurer un cadre de travail le plus équitable possible. Pas si simple, car il existerait près de 200 biais.
Biais cognitifs et management : par où commencer ?
Selon Laëtitia Vitaud, autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, pour faciliter l’appréhension des biais et y travailler, il est possible de classer les principaux biais en 4 grandes catégories :
- Les biais de perception influencent la façon dont nous percevons l’information. « L’effet de halo en est un exemple : c’est la propension à extrapoler des caractéristiques positives ou négatives d’un individu à partir d’un seul aspect de son profil, entraînant une distorsion dans l’évaluation globale », explique Laëtitia Vitaud.
- Les biais de mémoire affectent la manière dont nous nous souvenons et récupérons les informations. « Le caractère récent d’une information, notamment, aura plus de poids dans la décision, pouvant ainsi la fausser. »
- Les biais de raisonnement et de jugement impactent notre capacité à raisonner et à prendre des décisions de manière logique. On peut y mettre le fameux biais de surconfiance, mis en évidence par Dunning et Kruger, qui entraîne des décisions fondées sur des convictions personnelles plutôt que sur des données objectives.
- Les biais sociaux se manifestent dans nos interactions sociales et influencent nos perceptions ainsi que nos comportements envers les autres. Il soulignent la propension des individus à être influencés par l’opinion majoritaire, comme dans le cas du paradoxe d’Abilène, ou par des figures d’autorité (biais d’autorité). « Par exemple, les évaluations de candidats ou de salariés en cascade, où l’opinion d’un évaluateur précédent influence celle des évaluateurs suivants, sont particulièrement sujettes à ce type de biais », alerte Laëtitia Vitaud.
Air France : une formation aux biais pour les managers acteurs du recrutement
Le Groupe a décidé de former tous les managers susceptibles d’intervenir dans le cadre d’un recrutement. « Les processus pour recruter les alternants ou les stagiaires passent directement par le manager. Il était donc important de leur donner un socle pour assurer un processus avec le moins de biais possible », souligne Bérangère Abiven, psychologue du travail et anciennement responsable des dispositifs d’évaluation et de la formation au recrutement au sein d’Air France. Leur formation est jalonnée en deux temps : cela débute avec un module d’e-learning dont la vocation est de leur faire prendre conscience de leurs biais, tout en donnant des éléments pratiques. « Cette étape individuelle transmet un cadre déontologique et les comportements à risque avec un focus sur les différents biais. Quelques techniques clés y sont partagées autour de la notion d’équité : poser des questions ouvertes et en entonnoir ou encore s’appuyer sur une grille d’entretien standardisée. » Puis les managers sont plongés dans la pratique : pour certains postes, ils réalisent des entretiens en tandem, avec un RH ou un recruteur, lors de job datings dédiés à la maintenance et à l’aéronautique. « Le format en binôme permet à chacun de prendre du recul par rapport à ses propres biais grâce à des feedbacks et à une culture d’entreprise qui autorise le droit à l’erreur », souligne Bérangère Abiven. Cette formation a développé d’autres bénéfices inattendus dans les pratiques managériales : « Les managers nous ont fait part de l’apport de cette formation aux biais dans leur manière de gérer leurs équipes, notamment lors de l’entretien annuel. C’est donc une remise en question globale qui s’opère. C’est très positif, mais cela prend du temps. »
Chubb Fire & Security : les biais intégrés à la formation au leadership
Chubb fait partie du groupe international API, qui a lancé un programme de leadership appelé Building Great Leaders®. Une part importante est consacrée à la sensibilisation aux biais en matière de prise de décision. « Cette initiative concerne les managers, mais aussi les collaborateurs : notre culture d’entreprise favorise la responsabilisation à tous les niveaux », explique Caroline Bertholier, leadership development leader au sein de Chubb Fire & Security France. La formation est mixte : des modules e-learning permettent de commencer à intégrer certains concepts clés : « Notamment la notion de vision du monde qui favorise la connaissance de soi et le développement du leadership ». Ensuite, une session d’une journée et demie en présentiel est organisée, hors du bureau, pour approfondir et mettre en pratique entre pairs : « Nous y abordons les biais : l’objectif est de les identifier afin de mieux les contrer grâce à l’échelle d’inférence, un outil qui permet de visualiser et de déconstruire les processus mentaux conduisant à tirer des conclusions hâtives ou biaisées. » Les participants travaillent ensemble sur les manières de détecter les situations à risque et de déjouer les automatismes décisionnels inadaptés. « À la suite de la formation, chaque participant partage un plan d’action individuel avec son N+1 », souligne Caroline Bertholier.
Former et après ?
Former les managers est une étape essentielle dans la quête d’organisations plus équitables, selon Laëtitia Vitaud, mais cette action isolée demeure insuffisante. Il est impératif d’adopter une approche systémique et culturelle. « Pour une transformation en profondeur, il est nécessaire d’examiner les mécanismes et processus internes de l’entreprise afin d’identifier les points de blocage où les biais peuvent opérer : les entretiens d’évaluation, les critères de mobilité ascendante, par exemple », insiste-t-elle.