Hors norme, le procès France Télécom jugeait au printemps dernier une demi-douzaine d’anciens dirigeants, soupçonnés d’avoir mené “une politique visant à déstabiliser les salariés”. Ce vendredi 20 décembre, un jugement a été rendu. l’entreprise a été condamnée à une amende de 75 000 euros, la peine maximale.
Le jugement était très attendu. Ce vendredi 20 décembre, France Télécom et trois de ses anciens dirigeants ; Didier Lombard, ex-président-directeur général, Louis-Pierre Wenès, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-directeur des ressources humaines ; ont été déclarés coupables de “harcèlement moral institutionnel” (1), pour la période 2007-2008 marquée par plusieurs suicides de salariés.
Une “politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés”
Rappel des faits qui entourent ce procès hors norme. En 2006, dans la foulée de la privatisation de l’entreprise lancée deux ans auparavant, France Télécom met en place un plan de restructuration, baptisé “NExT”, pour “Nouvelle expérience des télécommunications”, destiné à accompagner le passage au numérique. Il prévoit la suppression d’ici un an de 22 000 postes sans licenciement (sur les 110 000 que compte l’entreprise), la mutation de 14 000 salariés, et l’embauche de 6 000 “nouveaux talents”. Ces 22 000 départs “en 2007, je les ferai d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte”, lance alors Didier Lombard – nommé à l’époque “manager de l’année” lors des “BFM awards”.
Pour mettre en oeuvre son plan de réorganisation, France Télécom, qui a ouvert en 2005 sa propre école de management (“l’Ecole du management France”), forme des milliers de cadres supérieurs à des méthodes destinées à convaincre les salariés réticents de bouger ou de démissionner.
En trois ans, 60 personnes se suicident, dont 35 au cours des seules années 2008 et 2009. En septembre de cette même année, le syndicat Sud-PTT de l’entreprise déposait plainte contre la direction dont il dénonçait “les méthodes de gestion d’une extraordinaire brutalité”. Concrètement, les anciens dirigeants étaient poursuivis en tant qu’auteurs principaux d’une “politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et agents, à créer un climat professionnel anxiogène” et ayant eu “pour objet et pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité” des salariés – un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
Dans le cadre de l’enquête liée au procès, 39 cas de salariés reconnus victimes de “harcèlement moral” ont été étudiés. Parmi eux, 19 suicides, 12 tentatives, et 8 arrêts de travail pour dépression. Certains anciens salariés ont témoigné, durant les trois premières semaines de l’audience, des “mutations fonctionnelles forcées”, des “mises au placard”, des charges de travail disproportionnées, de l’attitude hostile des supérieurs et des “incitations répétées au départ” – qui ont bien souvent eu des répercussions néfastes sur leur état de santé ainsi que sur leur situation familiale.
Un “harcèlement moral institutionnel”
Les syndicats de France Télécom espéraient “une condamnation maximale” et “des dommages et intérêts conséquents” en réparation “des immenses préjudices” subis par les salariés et fonctionnaires de l’entreprise, devenue Orange en 2013. Plus de 150 personnes se sont constituées partie civile au procès. Les avocats de la défense avaient, eux, demandé la relaxe.
Le tribunal correctionnel de Paris a finalement reconnu qu’un “harcèlement moral institutionnel” s’était propagé du sommet à l’ensemble de l’entreprise entre 2007 et 2008. Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot ont été condamnés à un an de prison dont huit avec sursis, ainsi que 15 000 euros d’amende. Ils ont toutefois été relaxés pour la période 2008-2010.
De son côté, France Télécom a été condamnée à 75 000 euros d’amende, soit la peine maximale prévue. Les autres prévenus ont été reconnus coupables de complicité de harcèlement moral. L’entreprise a annoncé qu’elle ne ferait pas appel en cas de condamnation. À la fin du procès, Orange a annoncé une procédure d’indemnisation d’éventuelles victimes.
Il s’agit de la première fois qu’un tribunal reconnaît la notion de “harcèlement institutionnel”. Un jugement qui pourrait bien faire jurisprudence, ou en tout cas boule de neige. En effet, aucun groupe du CAC 40 n’avait jusqu’ici été jugé pour “harcèlement moral” – cas jusqu’ici limité au lien direct entre l’auteur présumé et sa victime.
Cette condamnation acte ainsi l’existence d’un harcèlement moral à l’échelle de l’entreprise entière, touchant un bien plus grand nombre de salariés. Elle devrait ouvrir de nouvelles marges de manoeuvre pour des actions en justice dans d’autres entreprises, comme Renault, où les syndicats du groupe ont recensé 10 suicides et 6 tentatives entre 2013 et 2017, faisant suite à la signature d’un nouvel “accord de compétitivité”, ou encore la SNCF, où près de 50 suicides ont été rapportés en 2017 par les partenaires sociaux.
(1) Le délit de harcèlement moral est défini dans le Code pénal comme “des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail”.