Hors norme, le procès France Télécom juge jusqu’au 12 juillet une demi-douzaine d’anciens dirigeants, soupçonnés d’avoir mené « une politique visant à déstabiliser les salariés ». Un jugement pour harcèlement moral pourrait bien faire jurisprudence.
Le harcèlement moral organisationnel et la souffrance au travail sont l’objet principal du procès de France Télécom, qui a lieu depuis le 6 mai 2019 au Tribunal correctionnel de Paris, et qui devrait s’achever le 12 juillet prochain. Sur le banc des accusés, l’entreprise en tant que personne morale, ainsi que l’ancien PDG Didier Lombard, et 6 ex-cadres de l’opérateur public. Ils devront répondre des circonstances qui ont entouré le suicide d’une trentaine de salariés entre 2007 et 2009, et sont soupçonnés d’avoir mené « une politique visant à déstabiliser les salariés ».
Une « politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés »
Rappel des faits qui entourent ce procès hors norme. En 2006, dans la foulée de la privatisation de l’entreprise lancée deux ans auparavant, France Télécom met en place un plan de restructuration, baptisé « NExT », pour « Nouvelle expérience des télécommunications », destiné à accompagner le passage au numérique. Il prévoit la suppression d’ici un an de 22 000 postes sans licenciement (sur les 110 000 que compte l’entreprise), la mutation de 14 000 salariés, et l’embauche de 6 000 « nouveaux talents ». Ces 22 000 départs « en 2007, je les ferai d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte », lance alors Didier Lombard – nommé à l’époque « manager de l’année » lors des « BFM awards ».
Pour mettre en oeuvre son plan de réorganisation, France Télécom, qui a ouvert en 2005 sa propre école de management (« l’Ecole du management France »), forme des milliers de cadres supérieurs à des méthodes destinées à convaincre les salariés réticents de bouger ou de démissionner. Comme le décrit Sébastien Crozier, président du syndicat CFE-CGC Orange, à France Info, au cours de ces formations, on s’échange des « astuces » pour faire partir les salariés – par exemple « fixer des objectifs irréalisables », retirer des chaises de bureau, ou rétrograder des employés. « Il fallait briser les gens pour les faire partir », explique-t-il. « Ce dossier est celui d’un harcèlement moral organisé à l’échelle d’une entreprise par ses dirigeants », estiment de leur côté les juges d’instruction dans leur ordonnance de renvoi.
En trois ans, 60 personnes se suicident, dont 35 au cours des seules années 2008 et 2009. En septembre de cette même année, le syndicat Sud-PTT de l’entreprise déposait plainte contre la direction dont il dénonçait « les méthodes de gestion d’une extraordinaire brutalité ». Concrètement, les 7 anciens dirigeants sont poursuivis en tant qu’auteurs principaux d’une « politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et agents, à créer un climat professionnel anxiogène » et ayant eu « pour objet et pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité » des salariés – un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
Dans le cadre de l’enquête liée au procès, 39 cas de salariés reconnus victimes de « harcèlement moral » ont été étudiés. Parmi eux, 19 suicides, 12 tentatives, et 8 arrêts de travail pour dépression. Certains anciens salariés ont témoigné, durant les trois premières semaines de l’audience, des « mutations fonctionnelles forcées », des « mises au placard », des charges de travail disproportionnées, de l’attitude hostile des supérieurs et des « incitations répétées au départ » – qui ont bien souvent eu des répercussions néfastes sur leur état de santé ainsi que sur leur situation familiale.
Un futur jugement boule de neige ?
Si la « déstabilisation des personnels » et le harcèlement moral relevé par les juges d’instruction était reconnu par la justice, un tel jugement pourrait bien faire jurisprudence. Il s’agit de la première fois qu’un groupe du CAC 40 est jugé pour « harcèlement moral » – cas jusqu’ici limité au lien direct entre l’auteur présumé et sa victime. Une éventuelle condamnation acterait ainsi l’existence d’un harcèlement moral « institutionnel », touchant un bien plus grand nombre de salariés – ce qui ouvrirait de nouvelles marges de manoeuvres pour des actions en justice dans d’autres entreprises, comme Renault, où les syndicats du groupe ont recensé 10 suicides et 6 tentatives entre 2013 et 2017, faisant suite à la signature d’un nouvel « accord de compétitivité », ou encore la SNCF, où près de 50 suicides ont été rapportés en 2017 par les partenaires sociaux.
La souffrance psychologique au travail « est à l’agenda de toutes les entreprises, des partenaires sociaux, des médecins du travail. Mais on est dans du faux semblant, on bricole, il n’y a pas d’actions d’envergure », estime le psychiatre Patrick Légeron, fondateur de Stimulus, un cabinet de conseil aux entreprises, au micro d’Europe 1. Jusqu’à aujourd’hui ? Pour Thomas Coutrot, économiste et spécialiste du travail, il y a effectivement « un grand risque que cet exemple du procès France Télécom serve de précédent pour d’autres plaintes et d’autres enquêtes, dans d’autres entreprises. »
« Dans ce procès nous ne sommes plus dans une lecture duelle de la relation de travail : le supérieur hiérarchique qui abuse de son pouvoir ou qui exerce une pression destructrice sur son subordonné. En choisissant de mettre en examen les dirigeants du groupe France Télécom et de les renvoyer devant le tribunal correctionnel, les juges frappent le plus haut de la hiérarchie, ceux qui ont élaboré et mis en œuvre un plan de gouvernance de l’entreprise. C’est en ce sens que ce procès est exceptionnel », remarque Sylvie Topaloff, avocate des parties civiles, dans Liaisons Sociales. Selon la juriste, il s’agit à la fois du procès d’un harcèlement moral organisationnel, et de « modes d’organisation de travail pathogènes, qui créent un climat d’insécurité permanent ».
Avec les syndicats de l’entreprise et l’association d’aide aux victimes de harcèlement moral ASD Pro, Sylvie Topaloff espère que le procès de France Télécom sera l’occasion d’une « prise de conscience salutaire de ce que ces nouvelles politiques managériales arrimées aux injonctions financières peuvent avoir de destructeur pour les travailleurs, et d’une nécessaire application plus stricte de la prévention des risques psychosociaux qui est aujourd’hui prévue dans le droit positif ».
Harcèlement au travail : que dit la loi ?
En France, le harcèlement moral au travail est un délit. Il entraîne la dégradation des conditions de travail, et est défini dans le Code pénal comme comme « le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Il est puni, dans le secteur privé comme dans le secteur public, de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.