Et si on changeait de regard sur les conflits au travail ? C’est ce que propose Jean-Edouard Grésy, anthropologue et conférencier, fin négociateur et médiateur aguerri. Dans son dernier livre, La qualité de vie et des conditions de travail, L’affaire de tous ! (ESF Sciences Humaines), il décortique cette notion, démontre pourquoi elle devrait être une priorité stratégique dans les entreprises et comment, des salariés aux dirigeants en passant par les managers, tout le monde a un rôle à jouer pour la préserver. Notamment en cultivant de bonnes relations, et donc une saine conflictualité…
On pense souvent que moins il y a de conflits au travail, mieux c’est, vraie erreur ?
Oui, car on confond alors la notion de conflit avec l’agressivité et la violence qui peuvent en découler. Le problème, ce n’est pas le conflit en lui-même, mais la manière de le gérer. Le conflit témoigne d’un blocage dans la prise de décision, d’un refus d’intégrer l’autre dans l’équation. La situation peut se figer, et l’émotion nous gagner. Il s’en suit une escalade. Dans toutes les civilisations du monde, il existe des proverbes et des adages expliquant l’importance de savoir bien s’engueuler. Les couples qui durent ne sont pas ceux qui ne s’engueulent jamais ou peu, mais ceux qui savent bien le faire ! Au travail, une saine conflictualité est source de performance, de bien-être et d’innovation. Elle est au cœur du vivre-ensemble pour que chacun se sente libre de s’exprimer et de donner son avis.
J’aime citer Mary Parker Follett sur le conflit constructif : « La différence faisant partie de ce monde, le conflit est inévitable. Au lieu de le condamner, nous devons je crois, en faire bon usage. Le frottement entre la roue d’une locomotive et le rail est nécessaire pour déplacer le train. Tout polissage résulte d’un frottement. La musique du violon provient d’un frottement. Nous avons quitté l’état sauvage quand nous avons découvert le feu par friction. La friction de l’esprit sur l’esprit est une bonne chose. [..] Nous devons apprendre à penser l’échange non pas comme un combat, mais comme une expérience de coopération. »
Constatez-vous aujourd’hui plus de conflictualité en entreprise ?
Tout à fait. Plusieurs raisons expliquent cela. Tout d’abord, il y a plus de diversité en entreprise, cela amène des différences de points de vue nécessitant de trouver un terrain d’entente. Ensuite, le management est devenu plus participatif, mais les managers n’ont pas forcément été formés à cela. Le travail à distance prive également le collectif de la régulation informelle. Par exemple, quand on va voir un collègue à la sortie d’une réunion pour comprendre ce qu’il a voulu dire et ainsi éviter des malentendus. En visio, c’est plus compliqué… Alors que ces moments-là permettent justement aux salariés de décharger et que les tensions s’apaisent. Mon activité de médiateur n’a ainsi jamais été aussi forte qu’à la sortie du confinement !
On constate aussi que les sujets de société s’invitent au travail et sèment la discorde : la réforme des retraites, le vaccin à l’époque du Covid, avant cela les gilets jaunes… Enfin, beaucoup de salariés souffrent de ne pas être intégrés aux décisions qui les concernent, et qui ont un impact sur leur travail, la manière de le réaliser. On les prive ainsi d’avoir le sentiment du travail bien fait, comme l’a montré Yves Clot. Cela dégrade leur identité professionnelle et entraîne des conflits de valeur. C’est notamment le cas, par exemple, dans le milieu hospitalier.
Quels sont les bons réflexes à adopter pour les managers afin de développer une culture de la saine conflictualité ?
Tout d’abord, muscler sa capacité de négociation, qui n’est rien d’autre qu’un système de décision conjointe. Le problème : on tend encore trop souvent à devenir manager par souci d’évolution professionnelle, sans forcément avoir la fibre managériale. La promotion se fait par la reconnaissance des compétences techniques au détriment des compétences relationnelles. Dans les milieux d’experts, les manages maîtrisent le fond, mais pas la forme. Ils ont l’impression de perdre du temps en déléguant car le sujet est évident pour eux. Or, le degré d’adhésion des collaborateurs est proportionnel au degré de leur participation. D’où l’adage : « Plus on m’impose, plus je m’oppose. Plus on m’implique, plus je m’applique ».
L’échange entre pairs, via des groupes de managers, peut être très bénéfique pour élargir son répertoire de réponses en cas de blocage. Enfin, il faut y consacrer du temps : pour écouter, comprendre, faire preuve de curiosité, poser les bonnes questions, faire preuve d’empathie, etc. Anticiper et désamorcer une crise en déminant les tensions, c’est savoir prendre en considération les autres. Les managers doivent muscler leur quotient relationnel et se rappeler, par exemple, qu’un dialogue efficace consiste à écouter avant de parler.
Tous les conflits ne se résolvent pas de la même manière au travail…
Il y a en effet certains conflits qui sont juste en réalité des malentendus et qui se gèrent facilement. Mais d’autres peuvent devenir systémiques. Cela demande alors l’intervention d’un tiers. De plus en plus d’entreprises ont un médiateur interne, qui apporte sa connaissance du milieu et peut intervenir rapidement, et un médiateur externe, qui permet de prendre du recul et d’apporter les bonnes pratiques mises en place dans d’autres organisations. Si aucune solution à l’amiable n’est trouvée, c’est aux RH d’intervenir pour prendre les décisions : revoir l’organisation du travail, prendre des sanctions disciplinaires s’il y a eu, par exemple, des comportements toxiques ou du harcèlement.
Quels sont les écueils à éviter pour les managers ?
Face à l’intensité émotionnelle que peut engendrer un conflit, il faut éviter de fuir, de céder sinon cela va alimenter l’autre à l’avenir et de riposter, par un affrontement direct ou une posture défensive, ce qui entraîne forcément une escalade. Les préjugés et les stéréotypes sont aussi nuisibles, ils poussent à la généralisation et au jugement. Mieux vaut toujours privilégier le doute aux certitudes. Procéder par amalgame simplifie la complexité des événements et des comportements. Accorder le bénéfice du doute et opérer une forme de désarmement sur soi est plus complexe, mais permet de s’ouvrir à la réalité et à la reconnaissance de l’autre.
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