Entreprise

Alcool et drogues au travail : ce dopage du quotidien

Alcool, drogues, psychotropes, peuvent franchir les portes de l’entreprise. Certains salariés en consomment directement sur leur lieu de travail, dans un souci de performance ou de mieux gérer la pression.

 

“À l’époque je consommais, en plus de l’alcool, du Xanax, de la cocaïne, du Lexomil… sans compter les quinze expressos par jour et les boissons énergisantes.” À 54 ans, Laurence Cottet a derrière elle une brillante carrière, notamment dans le BTP. À quel prix ?

 

“Je ne l’ai pas vu venir”

Jeune, Laurence Cottet n’a pourtant jamais été portée sur l’alcool, au contraire, elle est sportive et mène une vie saine. Au début de sa carrière, elle se familiarise avec des repas d’affaires souvent agrémentés de bonnes bouteilles de vin et de champagne. “C’est un peu de cette manière que j’ai été initiée, sachant qu’il y avait peu de femmes dans mon entourage professionnel. Je n’ai rien vu venir, mais j’avais 25 ans environ et si je refusais la coupe que l’on me proposait, ça n’aurait pas été compris.” Rien de méchant, jusqu’à ce qu’un drame personnel, la perte de son mari à trente-cinq ans, la frappe et la fasse plonger. “Je ne me suis pas fait accompagner par des médecins dans cette épreuve. Pour me changer les idées, mon président m’emmenait régulièrement dans de grosses réunions, sur beaucoup de déplacements. Il a cru bien faire. Je me trouvais souvent dans des chambres d’hôtels trois ou quatre étoiles, je souffrais de solitude, d’isolement… Très vite j’ai dû faire face à quelques formes de harcèlement, des avances, à peine quatre mois après la perte de mon mari. Il faut savoir qu’une femme seule qui gravit les échelons doit travailler deux fois plus pour convaincre. Le stress était énorme. Je suis très vite tombée dans la dépendance. Alcool, psychotropes, cocaïne entre collègues, même si je n’en emportais jamais, je prenais tout ce qu’il y avait.” Un phénomène dit de polyaddiction qui reste toutefois marginal.

 

Beaucoup consomment

“Oui, en France, il y a beaucoup de travailleurs, employeurs, encadrants ou employés, jeunes ou adultes, qui consomment des produits psychotropes, licites ou illicites, rapporte Gladys Lutz, présidente d’Additra et référente sur ces questions addictions en milieu professionnel à la Fédération Addiction.. Les grandes enquêtes nationales indiquent que nous sommes parmi les premiers consommateurs au monde d’alcool et de médicaments psychotropes (antalgiques, antidépresseurs, anxiolytiques, hypnotiques…), nous sommes le pays d’Europe le plus consommateur de cannabis.” Toutefois, ces mêmes enquêtes montrent aussi que les usages d’alcool, de tabac et de stupéfiants sont globalement le fait de consommateurs insérés, employeurs, encadrants ou employés, jeunes ou adultes, sans dérive associée. Au travail, il y a bien des malades, des troubles du comportement ou des incidents liés à ces usages, mais ces problématiques ne représentent qu’une petite part de la réalité.

 

Une direction au courant

Laurence Cottet se rend compte de sa dépendance à 39 ans. À cette époque, elle ressent le besoin d’aller acheter de l’alcool en rentrant du travail lorsqu’elle n’en n’a plus chez elle. Elle reste pourtant une dizaine d’années sans réagir. “Je faisais comme si cela ne se voyait pas mais en réalité tout le monde savait dans l’entreprise, même le DRH ! [elle travaille à l’époque comme directrice des risques chez Vinci Construction France, ndlr] Pourtant il ne m’en a jamais parlé. Je n’allais jamais aux rendez-vous fixés par la médecine du travail mais personne n’insistait. J’avais d’excellents résultats professionnels. Je ne n’étais pas remariée je n’avais pas d’enfants, je ne faisais que ça. On disait simplement de moi que j’avais une bonne descente.” Jusqu’au jour où le corps de Laurence lui dit stop.

 

“Il y avait non-assistance à personne en danger”

“Le 24 janvier 2009, j’ai fait un véritable burn-out, mon corps a lâché. J’avais pris contact avec un service d’addictologie qui m’avait conseillé d’éviter les cérémonies des vœux du Nouvel an au travail avant notre 1er rendez-vous fixé en février. Mon directeur adjoint, avec lequel j’entretenais de mauvais rapports, m’a forcé à m’y rendre. Je reste persuadé qu’il l’a fait exprès, estime Laurence Cottet. Mon visage était marqué, il était difficile de penser que je pouvais aller bien à cette époque. Je suis tombée devant tout le monde, sans même pouvoir me relever. Quelqu’un m’a ramené dans mon bureau. Personne ne s’est occupé de moi, j’ai dormi trois ou quatre heures et j’ai pris ma voiture de fonction pour rentrer. J’aurais non seulement pu me tuer mais tuer quelqu’un.” Le lendemain son DRH l’informe de son licenciement. Elle lui fait cependant remarquer qu’il y a eu non-assistance à personne en danger et que personne n’avait tiré la sonnette d’alarme. Il se ravise alors et lui propose de préserver son poste si elle se soigne. Chose qu’elle fait mais qui se solde par une rupture conventionnelle au bout de trois mois, liée à un manque de confiance de la direction. Laurence Cottet soupçonne cette dernière d’avoir voulu profiter de la situation pour s’en débarrasser. Elle n’a toutefois jamais engagé d’action à l’encontre de son ancienne entreprise.
Difficile d’imaginer que personne en interne ne lui ai tendu la main. Et pourtant… “Les questions des consommations de médicaments psychotropes et autres substances peuvent être taboues parce que vécues comme privées, difficiles à aborder, ou masquées derrière la volonté d’aider un collègue que l’on sent en difficulté”, confirme Gladys Lutz.

 

L’employeur doit agir

Que faire si l’un de vos collaborateurs est concerné ? “Le recours à l’équipe de santé au travail est une démarche à privilégier. Dans ce cadre, il ne s’agit en aucun cas pour le médecin du travail de se transformer en juge des conduites des salariés. Son rôle n’est pas de déceler des produits mais de garantir les conditions d’un dialogue ouvert qui questionne toutes les dimensions de la santé en jeu dans le travail et toutes celles du travail en jeu dans la santé. Il existe des formations complémentaires pour acquérir les outils pour aborder les interrelations entre les usages de substances psychoactives et le travail avec les salariés. C’est évidemment le rôle des médecins et des infirmiers du travail mais c’est aussi celui de l’employeur : ne jamais développer de prévention des usages de substances psychoactives au travail sans y associer une analyse fine du travail réel”, recommande la présidente d’Additra. Pour elle en l’état actuel des choses, mettre l’analyse et la transformation du travail, par les acteurs eux-mêmes, au cœur des politiques de prévention des addictions en milieu professionnel est une révolution.
Laurence Cottet, quant à elle, s’estime bien plus heureuse désormais, même si elle doit vivre sur ses économies, en témoignant, en cassant un tabou. “C’est mon combat maintenant. Si on m’avait parlé, j’aurais moi-même été alertée. On vous met souvent en garde contre les drogues, la cigarette, mais au sujet des risques liés à l’alcool, jamais. Le stress, la course à la performance, la lutte pour la parité, ont joué énormément. Il ne faut pas prendre cela à la légère car un salarié alcoolique impacte toute une équipe. Depuis que j’ai choisi de témoigner, la personne qui m’avait ramassée lors de la soirée des vœux m’a recontactée, elle était ravie de voir que c’était désormais derrière moi. En revanche, je n’ai reçu aucune nouvelle de ceux qui m’ont enfoncé chez Vinci. Avant tout, le conseil que je donne aux personnes concernées, c’est de parler.”

 

Une consommation en lien direct avec le travail

Gladys Lutz, présidente d’Additra et référente sur ces questions addictions en milieu professionnel à la Fédération Addiction. :

“Aujourd’hui, il n’est plus possible de faire l’impasse sur les déterminants liés au travail, sur la question des liens entre organisation du travail, modalités managériales, tensions et usures physiques et psychosociales, et recours aux psychotropes. Les enquêtes le montrent, la population française est constituée de femmes et d’hommes, de jeunes et d’adultes, professionnels, responsables, engagés, habitués à consommer des doses, souvent quotidiennes, de psychotropes comme ressources multiples : cafés pour être éveillés et alertes ; alcool pour se détendre ; somnifères pour dormir ; cannabis pour oublier l’ennui ou les tensions ; cigarettes pour calmer les nerfs ; antidépresseurs pour tenir ; antalgiques contre les maux de tête, de nuque, de dos, d’articulations ; dérivés de morphine pour se lever, marcher, assurer les gestes qui usent ; anxiolytiques pour calmer ; psychostimulants pour se concentrer, etc. Utiliser des substances psychoactives c’est avant tout : choisir des produits, des dosages, des conditions de consommations, attendre des effets, utiliser des effets, écouter des conseils, suivre des prescriptions, limiter des effets indésirables, arrêter, reprendre, etc. Il s’agit généralement de produits pour soutenir, sa vie, son travail, les souffrances associées. Mêmes les consommations récréatives sont régulièrement décrites en rapport avec le travail : il y a récréation quand il y a travail, ce sont des cycles tensions/ détentes qui sont fréquemment décrits.”

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