Les résultats 2023 de l’étude Gallup sur le taux d’engagement de nos collaborateurs sont de nouveau préoccupants. L’Europe se classe dernière des dix régions géographiques étudiées avec seulement 13% de collaborateurs activement engagés dans leur entreprise (contre 33 % en Asie du Sud ou 31 % aux Etats-Unis et au Canada). La France serait l’avant-dernier pays en Europe (36ème sur 37) avec un taux d’engagement actif de 7 % ! Devant ce résultat sans appel, évitons de pointer du doigts nos « usual suspects » : biais culturel de l’étude (la France ce pays de râleurs…), générations Z désengagées, COVID, télétravail, crise économique… Peut-être que cette situation relève tout simplement de notre responsabilité de cadres et de dirigeants. Les explications de Christopher Hogg, Professeur Affilié à HEC Paris, Coordinateur Académique du Global Executive Master in Management (GEMM).
Ce résultat est évidemment décevant au regard des décennies d’efforts collectifs sur la qualité de vie au travail, des budgets colossaux investis en communication interne, des centaines de milliers de « team building », d’études sociologiques, d’articles de management ou de formations professionnelles pour favoriser l’engagement de nos collaborateurs. D’après Gallup, la conséquence de ce manque d’engagement devrait être une faible productivité du travail. Pourtant, la France se classe parmi les premiers pays au monde en termes de productivité, et en tout cas au-dessus de la moyenne de l’OCDE avec une valeur ajoutée horaire moyenne d’à peu près 66 dollars en 2022. Cela ne serait donc pas la victoire en chantant mais plutôt la victoire en râlant.
De la souffrance à l’épuisement
Ce mauvais jeu de mots ne doit pas cacher que cette performance se fait souvent au détriment du bien-être au travail avec une part de plus en plus élevée de la population active en réelle souffrance (12 à 14% des salariés selon les études soit plus de 3 millions de personnes) dont une partie serait touchée par des « burn out » plus ou moins sévères. Le « burn out » ne peut évidemment pas s’expliquer sous le seul prisme de l’engagement ou du désengagement. C’est un phénomène complexe et éminemment personnel avec des causes multifactorielles difficilement quantifiables. Il n’en reste pas moins que sa croissance récente doit nous interpeller. Il n’est pas sûr qu’à ce sujet les dernières incantations à la mode sur le sens et la bienveillance apportent de véritables réponses, au risque au contraire d’être perçues comme une énième tartuferie dont souffrent tant nos organisations.
C’est une évidence de dire que toute entreprise dépend in fine de ses succès ou de ses échecs sur ses marchés, où produits et services rencontrent, en compétitions avec leurs concurrents, clients et utilisateurs. Faire croire que l’entreprise serait le lieu ultime de la réalisation de ses aspirations intimes sans prendre en compte les exigences de résultats qu’elle demande est évidemment un mensonge éhonté. Cela serait nier son principe de réalité, et fragiliserait nos collaborateurs d’autant plus que cette exigence est devenue aujourd’hui plus complexe, car il faut non seulement créer de la valeur pour ses clients, ses collaborateurs et ses actionnaires mais aussi pour l’ensemble des parties prenantes en tenant compte de leurs dimensions sociales et environnementales. Nourrie par les succès, l’illusion peut être un temps maintenue mais face aux échecs et aux aléas qui sont inéluctables, il ne faudrait pas que le décor s’effondre, les masques tombent et que le retour à la réalité soit trop violent pour des collaborateurs mal préparés.
Une déshumanisation du travail
D’un autre côté, nous avons développé au sein des entreprises des process de plus en plus efficaces supportés par l’analyse de données et de solides architectures informatiques. Cette recherche de la performance s’est alliée à une transparence de plus en plus importante qui permet de suivre au mieux les résultats de chacun de nos collaborateurs. Cette évolution a été particulièrement significative dans le management de la relation client, le paroxysme en étant les centres d’appels et leurs divers « chatbots ». Tout aurait été calculé et optimisé, nouvelle forme des temps modernes où Charlie Chaplin ne serait plus esclavagisé par les machines mais par des scripts informatisés, et demain par l’IA et ChatGPT. De plus, il faudrait que nos collaborateurs signent des chartes pour adhérer à des valeurs décrétées par l’entreprise, renonçant en partie à leur libre-arbitre. Certes la productivité peut être améliorée par un tel système, mais au prix d’une déshumanisation du travail dont les conséquences touchent non seulement nos collaborateurs mais aussi une expérience client paradoxalement de plus en plus dégradée quoiqu’en disent les experts. A force de promouvoir la transparence, l’humain est nié et s’évanouit au profit d’algorithmes.
Entre ces deux extrêmes, pour éviter aliénation, désengagement ou « burn out », nous, cadres et dirigeants, avons la responsabilité de réconcilier cette volonté d’optimisation et de transparence avec l’humain et son épaisseur. Depuis Freud et les débuts de la psychanalyse, nous sommes conscients que la complexité de l’être humain ne se soumet pas facilement au mythe de la toute-puissance de la volonté, tant celle d’autrui que la nôtre d’ailleurs. Sans nier l’utilité des méthodes modernes de management, il ne suffit pas non plus de classer nos collaborateurs en couleurs, socio-types à coup de Process Com ou de MBTI. Il s’agit de redonner de l’épaisseur à l’humain en faisant justement confiance à l’engagement et à l’esprit de responsabilité de nos collaborateurs, en respectant leur propre singularité et leurs finalités, sans oublier bien sûr l’exigence de création de valeur pour l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise. Cela commence probablement par l’exercice de nos propres responsabilités qui demandent justement de ne pas être de simples exécutants. C’est à nous qu’il revient finalement de redonner de l’humain et de l’épaisseur à nos organisations.
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