Quel impact le confinement actuel dû au coronavirus pourrait-il avoir sur notre façon de travailler, ainsi que de manager ? L’analyse de Laetitia Vitaud, spécialiste du futur du travail, et de Vincent Berthelot, consultant en marketing RH.
Avec le confinement, le télétravail est fortement mis en avant. Cette crise va-t-elle permettre de démocratiser cette organisation du travail jusqu’ici encore trop boudée par les entreprises ?
Laetitia Vitaud : Les grèves de décembre-janvier ont permis plus qu’un rattrapage français en matière de télétravail, alors qu’il y avait déjà à l’œuvre depuis deux ans une accélération des tendances et une augmentation du nombre de télétravailleurs pour les métiers éligibles (en majorité pour les seuls cadres, toutefois). Avec l’épidémie actuelle de coronavirus et le confinement de la population, certains verrous qui freinaient le développement du télétravail sont levés par la force des choses : la question des outils, les craintes vis-à-vis de la cybersécurité… Quand la crise sanitaire et le confinement prendront fin, il y a fort à parier que nous ne reviendront pas en arrière.
Les salariés retourneront au bureau, mais tout le monde sera habitué au travail à distance, qui deviendra la norme. Le Covid-19 a créé un véritable “saut” du télétravail, qui nous fait gagner entre 5 et 10 ans. Après l’épidémie, nous aurons mis en place des méthodes, et les verrous culturels auront également sauté. Les managers qui aimaient garder leurs employés sous les yeux, et qui étaient jusqu’ici réticents, ne pourront plus l’être.
Nous nous dirigeons d’ici quelques mois vers un changement radical de culture, plus globalement par rapport à l’espace de travail. L’on assistait déjà récemment à un éclatement de cet espace, le bureau devenant la simple composante d’un ensemble plus vaste, aux côtés du co-working, du travail mobile et du télétravail. Désormais, le bureau devrait avoir un poids beaucoup plus faible. Nous y retournerons, mais il aura moins d’importance.
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Vincent Berthelot : C’est évident. Sur les réseaux sociaux, les témoignages sont incroyables : des salariés ont du se battre avec leur employeur pour mettre le télétravail en place. Après avoir lutté avec leur entreprise, ils sont nombreux à avoir obtenu gain de cause. Les sociétés n’ont plus le choix, le télétravail se pratique à 100 %, tous les jours, avec de nouvelles façons de travailler qui sont testées par beaucoup de “primo-télétravailleurs” par la force des choses. Et après cela, il sera impossible pour les employeurs de dire à leurs collaborateurs que le télétravail est difficile à mettre en place. Cela tient à un management old school, au présentéisme qui rassure beaucoup de managers.
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Beaucoup de télétravailleurs cohabitent actuellement avec leurs enfants. Allons-nous vers un gommage des barrières entre vie professionnelle et vie personnelle ?
VB : Ce gommage, s’il devait advenir, constituerait presque un danger : pour l’équilibre, il faut garder un semblant de distinction entre les deux sphères, sinon il y aurait un risque d’épuisement. La confusion actuelle laisse à penser qu’au bout d’un moment, dans la durée, certains ne pourront pas tenir ce rythme. En particulier les parents d’enfants en bas âge, très sollicités. Aux managers de prendre conscience de la fragilité de la situation de ces collaborateurs, qui travaillent confinés, dans un climat particulièrement anxiogène qui plus est. C’est le moment où jamais pour eux de faire preuve de bienveillance et de confiance, et de se poser en soutien et en ressource. Mais force est de constater que certains ne sont pas sensibles à cela, et qu’ils poussent, à force de contrôle, leurs salariés à faire du présentéisme digital. Avec le risque de burn-out.
Plutôt que de nous conduire vers un gommage des frontières, il nous faut au contraire espérer que les salariés et les managers prendront conscience que le télétravail entouré d’enfants n’est pas possible, et que nous ne sommes pas des travailleurs Shiva. Les employeurs doivent faire très attention à la réalité personnelle à laquelle font face leurs salariés quand ils travaillent à distance, et cette période pourrait finalement être salutaire en poussant les managers vers davantage de bienveillance, et à agir en faveur d’un meilleur équilibre vie professionnelle – vie personnelle.
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LV : Actuellement, de nombreux Français restent confinés chez eux sans travailler, mais d’autres, 30 à 40 % de la population, sont en télétravail. Dans le même temps, ils gardent leurs enfants, qui ne peuvent se rendre ni à la crèche, ni à l’école. Lorsqu’il s’agit d’enfants en bas âge, le travail se transforme : il se fait de façon asynchrone. On travaille ainsi davantage tôt le matin et tard le soir, on répond aux e-mails quand les enfants font la sieste, et les visioconférences, bien qu’en développement, sont plus difficiles à suivre pour les parents de ces jeunes enfants. Quand leur progéniture est plus âgée, les télétravailleurs parents se transforment en professeurs bis, et sont très occupés par les devoirs qu’ils doivent suivre.
Le travail à distance qui se pratique en ce moment même n’est pas habituel, car il se fait d’habitude dans des conditions choisies, sans enfants, quelques jours par semaine. Il est donc impossible d’appliquer à la situation d’aujourd’hui les leçons sur le télétravail des entreprises qui le pratiquent en temps normal.
Il s’agit d’un télétravail asynchrone, avec des attentes plus minimalistes et des horaires flexibles, quand ils ne sont pas moindres : par exemple, on travaille seulement 4 heures par jour, en revoyant nos priorités. Les managers aussi revoient ce qui est important ou non. Ils prennent conscience que de nombreuses choses peuvent être réalisées à distance, et que des objectifs peuvent être étalés dans le temps : on ralentit et on se donne par exemple deux jours au lieu de quelques heures pour “brainstormer” sur un sujet.
Ces changements rendent visible un sujet qui était déjà très important avant le confinement : la gestion de la vie professionnelle et de la vie personnelle. Les télétravailleurs s’habituent à entendre des enfants en fond lors d’appels téléphoniques ou de visioconférences. Ce qu’à vécu Robert Kelly (cet expert de la Corée du sud a été interrompu par ses enfants en plein live avec la BBC), nous le vivons tous actuellement. D’habitude, les salariés ne parlent pas de leurs contraintes familiales à leurs managers. Désormais, voici l’occasion de mettre sur la table un sujet qui devrait toujours l’être. Une prise de conscience pourrait très bien s’opérer pendant cette période de confinement : les managers ainsi que les autres salariés devraient constater qu’il est possible de travailler, y compris à distance, lorsqu’on est parent. On peut donc espérer, là aussi, un “saut”, culturel, en faveur de la parentalité et de l’importance de trouver un équilibre vie professionnelle – vie personnelle.
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Cette période pourrait-elle changer l’organisation du travail et notre façon de manager ?
LV : Le confinement et le télétravail forcé auquel nous assistons actuellement devraient accélérer la réorganisation du travail ; mais à condition que les salariés gagnent en autonomie. Le risque est ainsi de voir une certaine culture du contrôle subsister dans certaines entreprises, avec des managers continuant à surveiller les télétravailleurs, en lorgnant sur leur productivité quasiment en temps réel.
Cette période peut être bénéfique, également à condition que les manières de travailler ensemble changent : après cette expérimentation du télétravail dans des conditions inhabituelles, les entreprises devraient par exemple permettre un mode de travail asynchrone, ainsi qu’un choix des horaires.
Mais le télétravail étant un moteur de transformation, il nous invite à nous faire plus confiance, et à accepter de perdre le contrôle en tant que managers. Suite à cette crise sans précédents, durant laquelle nous serons nombreux à avoir acquis de nouvelles habitudes de travail, nous aurons l’opportunité de redéfinir le management, et de l’axer davantage sur la confiance et le leadership.
Finalement, l’on peut imaginer que plus tard, les travailleurs auront plus d’horaires décalés, plus de jours de télétravail choisis, et globalement plus de choses qui contribuent à une vie de travail plus confortable.
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VB : Il y aura un avant et un après confinement. Sur LinkedIn, il est frappant de voir que 80 % des posts des salariés tournent autour de leur vécu. Il y aura une période de reconstruction ensuite, puis forcément, nous devrons laisser beaucoup plus d’autonomie aux salariés, mettre en place le télétravail d’une façon bien plus ambitieuse qu’auparavant, avec des télétravailleurs rompus à cette pratique, et permettre aussi des horaires plus souples. Le taylorisme moderne encore présent chez de nombreux managers va disparaître. La confiance, la transparence, la bienveillance, et le lâcher prise seront les nouveaux maîtres-mots.
Le fait de venir travailler au bureau, de 9 heures à 18 heures, sera de l’histoire ancienne ; même si le télétravail ne pourra pas se pratiquer tous les jours, car les gens ont besoin de lien social. À part certaines réunions incontournables, il faudra accepter que les salariés travaillent sur des projets, avec des résultats attendus, et une flexibilité totale dans la façon de s’organiser pour atteindre ses objectifs. La crise est tellement importante et générale, et risque de durer si longtemps, qu’il semble évident que nous ne ferons pas ensuite l’économie de repenser notre façon de travailler ensemble et nos modes de travail. Notamment en nous permettant de relativiser et de constater que le travail est important, mais qu’il n’y a pas que cela dans la vie. Alors que nous étions déjà dans une période où la quête de sens était prégnante, l’équilibre vie privée – vie personnelle sera un leitmotiv crucial.