Que devient l’entreprise libérée ? Alors que la crise chamboule le travail, ce modèle basé sur l’autonomie et l’auto-gestion, jamais réellement appliqué, reste-t-il d’actualité ? Thibaud Brière, philosophe d’entreprise et spécialiste de ce concept, constate que l’expérience du travail à distance a fait prendre conscience aux entreprises des bienfaits de la “liberté”. Et il estime que s’il y a toujours le risque d’un retour du contrôle, une réelle alternative au “command and control” semble enfin se profiler.
Autonomie, responsabilités : La crise valide-t-elle ou non les principes de l’entreprise libérée ?
Définissons d’abord l’entreprise libérée : c’est une organisation qui libère politiquement ses collaborateurs afin de libérer leur capacité d’innovation, en vue de délivrer un maximum de valeur ajoutée pour l’ensemble de ses parties prenantes. Le système hiérarchique classique y est souvent remplacé par une structure relativement plate, où les collaborateurs sont censés s’auto-diriger. Ils peuvent, théoriquement, se donner à eux-mêmes leurs propres objectifs, mais en fait, dans les entreprises qui se disent libérées, les salariés ne sont pas 100 % autonomes : ils ont juste une très grande liberté de moyens… pour parvenir aux objectifs que d’autres leur ont fixés.
Jusque-là, les entreprises traditionnelles semblent attendre de leurs salariés qu’ils soient principalement des exécutants, et de faits ils sont souvent soumis à un contrôle tatillon, avec peu d’autonomie. De leur côté, celles se disant libérées ont trop souvent fait en sorte que les collaborateurs se sentent libres, mais sans qu’ils le soient vraiment. Cela, grâce à un discours managérial intense débouchant sur une emprise idéologique subtile, doublé d’une orientation discrète des ‘libres choix’ individuels. Mais la crise a changé la donne, imposant à un grand nombre d’organisations la mise en place d’un véritable management responsabilisant, basé sur la confiance. Contraintes à la distance, elles sont sorties, par la force des choses, du “command and control”. Et ce que découvrent ces entreprises avec la crise, c’est que l’on ne travaille jamais mieux que quand on est libre. De fait, la liberté est un puissant facteur de motivation, elle rend les collaborateurs plus engagés, sereins et innovants. Plus autonomes et responsables, ils se montrent plus efficaces.
Le télétravail généralisé a aussi mis les salariés à distance de leurs employeurs, ce qui leur a permis de faire preuve de plus d’esprit critique. Ils s’autorisent à dire des choses qu’ils n’auraient jamais osé dire en présentiel.Ce qui s’avère extrêmement utile en termes d’intelligence collective. Les entreprises libérées existantes avaient essayé de le faire, mais souvent à l’emporte-pièce, avec des dérives à la clé. Cette fois, davantage de conditions pour y parvenir semblent réunies.
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Toutefois, vous semblez craindre que ces enseignements ne soient rapidement laissés de côté…
Si l’autonomie des salariés s’est accrue sur les moyens, il y a aussi eu une plus grande exigence sur les résultats. Les managers et les dirigeants ont lâché prise par rapport aux moyens, donnant plus d’autonomie à leurs collaborateurs, mais ce qui compte désormais plus que tout, parce que seul visible, c’est le résultat du travail. Ces résultats et objectifs sont encore rarement décidés par les collaborateurs.
Il faut aussi noter que des entreprises semblent de plus en plus tentées de ne donner à leurs collaborateurs qu’un sentiment de liberté, comme l’ont déjà fait les entreprises dites libérées. Cette fois, en les surveillant discrètement grâce à des logiciels de suivi d’activité. Sur le papier, le travail à distance est donc une chance pour libérer réellement les entreprises. Intrinsèquement, le télétravail est porteur de plus d’autonomie et de responsabilisation. Mais il n’empêche pas les logiques de contrôle de revenir, d’une manière plus subtile.
Les organisations qui ont l’ambition de tendre vers une réelle autonomie dans le travail ont un boulevard devant elles. Mais tout dépendra des décisions des chefs d’entreprise. Or, nous sommes encore, aujourd’hui, confrontés à de (trop) nombreux dirigeants dont l’objectif est de donner le sentiment qu’ils vont dans cette direction, sans le faire véritablement.
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Comment éviter, finalement, que la responsabilisation des salariés ne soit qu’un lointain souvenir après la crise ?
Comme je vous le disais fin 2020, je suis persuadé que le mouvement de responsabilisation dû au télétravail persistera, parce que l’on constatera dans la durée ses bienfaits en matière de productivité. Mais pour s’assurer qu’il n’y aura pas de retour en arrière, les entreprises convaincues par le management par la confiance et l’autonomie devront elles-mêmes agir. Par exemple, former leurs managers à l’exercice d’un leadership de service, ou encore organiser des séminaires inter-entreprises dédiés au partage d’expériences vécues pendant la crise. L’idée est de leur rappeler que des alternatives existent toujours, en termes d’organisation et de management.
Il faudrait aussi injecter plus d’esprit critique en interne. Par exemple, faire en sorte d’éviter que les patrons soient isolés, en plaçant à côté d’eux un “fou du roi”. C’est l’idée qui m’est chère d’institutionnaliser une fonction critique dans l’entreprise, comme ont déjà su le faire plusieurs grandes entreprises américaines (Apple, Google, Skype), en créant un poste de “Chief Philosophy Officers”. Il s’agit de philosophes d’entreprise dont la mission est de sortir du cadre, de titiller l’existant en apportant une critique constructive. On peut aussi mettre en place des comités de “critical friends”, composés d’observateurs externes, chargés de “jouer la mouche du coche”. Ces “amis critiques” et ces “fous du roi” seraient à même de dissuader les dirigeants de revenir en arrière sur un coup de tête, et de prendre plus de recul.