{"id":2499,"date":"2018-10-25T09:49:20","date_gmt":"2018-10-25T07:49:20","guid":{"rendered":"https:\/\/courriercadres.cosavostra.com\/en-management-je-suis-comme-un-couturier-qui-fait-du-sur-mesure-marie-claude-pietragalla\/"},"modified":"2023-07-18T10:05:30","modified_gmt":"2023-07-18T08:05:30","slug":"en-management-je-suis-comme-un-couturier-qui-fait-du-sur-mesure-marie-claude-pietragalla","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/courriercadres.cosavostra.com\/en-management-je-suis-comme-un-couturier-qui-fait-du-sur-mesure-marie-claude-pietragalla\/","title":{"rendered":"\u201cEn management, je suis un couturier qui fait du sur-mesure\u201d (Marie-Claude Pietragalla)"},"content":{"rendered":"
\u00a0<\/p>
C\u2019est vrai que je me suis toujours sentie un peu en marge. Et cette petite fille en tunique jaune, coiff\u00e9e pas comme les autres, j\u2019ai eu la sensation de la porter en moi jusqu\u2019au bout. Mais, en int\u00e9grant l\u2019institution, on rentre dans le moule, dans cette \u00e9ducation artistique tr\u00e8s rigoureuse \u2013 pour ne pas employer le mot rigide -, qui demande beaucoup d\u2019abn\u00e9gation et de conscience presque d\u2019adulte alors que l\u2019on n\u2019est qu\u2019une enfant. On sait d\u00e9j\u00e0 ce que l\u2019on veut faire plus tard. Et on sait que si on loupe ce rendez-vous, on le loupe pour toujours. Il y a une urgence qui s\u2019installe.<\/p>
\u00a0<\/p>
J\u2019ai toujours eu l\u2019impression d\u2019\u00eatre \u00e0 la fois \u00e0 ma place\u2026 et pas \u00e0 ma place. J\u2019ai jou\u00e9 le jeu, c\u2019est pour cela que je m\u2019amuse du qualificatif de rebelle que l\u2019on m\u2019a parfois donn\u00e9. Nous sommes dans une institution o\u00f9 il y a beaucoup de hi\u00e9rarchie, de grades, de concours. J\u2019ai fait tout cela en essayant de ne pas me perdre et de rester moi-m\u00eame, de garder mon authenticit\u00e9 m\u00eame si ce n\u2019est pas \u00e9vident. Et puis \u00e0 un moment j\u2019ai senti qu\u2019il fallait partir et voler de mes propres ailes.<\/p>
\u00a0<\/p>
Oui, mais autant dans l\u2019\u00e9cole vous \u00eates tr\u00e8s cadr\u00e9, autant quand vous entrez dans le corps de ballet, une sorte de s\u00e9lection, presque naturelle, se fait. Vous avez les al\u00e9as de la vie, certaines personnes ne vont pas r\u00e9ussir \u00e0 monter dans les premi\u00e8res ann\u00e9es, vont rester dans des grades plus bas. Il y a des personnes qui d\u00e9sesp\u00e8rent et qui rel\u00e2chent l\u2019attention, n\u2019ont pas la m\u00eame pugnacit\u00e9, la m\u00eame envie. C\u2019est aussi une question de rencontres, d\u2019ouverture d\u2019esprit, de travail, d\u2019intelligence, d\u2019analyse. Beaucoup de choses entrent en ligne de compte. Mais je n\u2019ai jamais vu un excellent danseur ne pas \u00eatre reconnu. T\u00f4t ou tard, il l\u2019est \u00e0 sa juste valeur.<\/p>
\u00a0 \u00a0<\/p> Bien s\u00fbr que la rivalit\u00e9 existe, mais je ne suis jamais rentr\u00e9e dedans. Je suis incapable de mener ce genre d\u2019intrigues ou d\u2019entrer dans un syst\u00e8me de Pr\u00e9cieuses Ridicules, faisant la cour \u00e0 la personne en vue ou d\u00e9cisionnaire. C\u2019est quelque chose que je ne peux pas faire, m\u00eame encore \u00e0 mon \u00e2ge.<\/p> \u00a0<\/p> Bien s\u00fbr, c\u2019est \u00e9vident, m\u00eame s\u2019il faut tout de m\u00eame un minimum de capacit\u00e9s. Cela rentre en ligne de compte, surtout en France, car nous sommes dans une soci\u00e9t\u00e9 de r\u00e9seau. Je pourrais aussi employer le mot copinage. Cela ne se fait pas toujours \u00e0 la valeur et au talent des gens. Mais j\u2019ai quelque chose en moi, comme une esp\u00e8ce de lumi\u00e8re qui clignote et qui me dit : \u201cnon, continue ce que tu fais\u201d Cela ne m\u2019a pas trop mal r\u00e9ussi non plus. Je passe peut-\u00eatre aussi \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de choses importantes ou alors je les r\u00e9alise plus lentement que les autres. Mais je me suis fix\u00e9 une certaine \u00e9thique.<\/p> \u00a0<\/p> Oui. Quand je suis partie j\u2019avais tout ce dont une \u00c9toile pouvait r\u00eaver \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra. Je m\u2019entendais tr\u00e8s bien avec la direction, je collaborais avec tous les grands chor\u00e9graphes, j\u2019abordais les r\u00f4les du r\u00e9pertoire que je voulais et je pouvais voyager \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. Mais j\u2019avais envie de travailler aussi pour moi, trouver ma propre voie. La transition avec le Ballet de Marseille m\u2019a aid\u00e9e pour cr\u00e9er le Th\u00e9\u00e2tre du Corps, o\u00f9 j\u2019ai men\u00e9 tous les projets dont j\u2019avais envie, j\u2019ai pu travailler avec des danseurs de formations diff\u00e9rentes, des com\u00e9diens, des musiciens, des artistes de cirque. J\u2019ai pu \u00e9crire des livres, tourner des films. Peut-\u00eatre que si j\u2019\u00e9tais rest\u00e9e dans l\u2019institution, je n\u2019aurais pas fait tout \u00e7a. La libert\u00e9 est ch\u00e8re \u00e0 payer, mais vous gagnez autre chose.<\/p> \u00a0<\/p> Bien s\u00fbr. On a toujours l\u2019impression d\u2019\u00eatre incompris. J\u2019avais une t\u00e2che qui \u00e9tait lourde, j\u2019arrivais dans une maison cr\u00e9\u00e9e par Roland Petit, qui \u00e9tait parti avec tout son r\u00e9pertoire. Il a fallu tout recr\u00e9er en un an. Le fait de venir de l\u2019Op\u00e9ra de Paris, avec cette discipline, cette rigueur dans le travail, a aussi jou\u00e9. Ma g\u00e9n\u00e9ration, c\u2019est la g\u00e9n\u00e9ration Noureev. C\u2019est quelqu\u2019un qui \u00e9tait excessivement amoureux de l\u2019art mais intransigeant, il avait de la force, de la poigne. Il mettait la barre haut. Nous venons de l\u00e0. Apr\u00e8s, c\u2019est Marseille, il y a des rouages politico-culturels qui vous \u00e9chappent. On vient vous chercher et 5 ans apr\u00e8s on a envie que vous partiez. Je pense qu\u2019il y a eu des erreurs des deux c\u00f4t\u00e9s, je ne dirais pas que je n\u2019en ai pas commis. Mais c\u2019\u00e9tait tr\u00e8s violent, \u00e0 un moment de ma vie o\u00f9 il aurait pu y avoir un peu plus de biens\u00e9ance et de bienveillance. Quand vous \u00eates enceinte et que l\u2019on vote votre licenciement le jour o\u00f9 vous enterrez votre p\u00e8re en Corse, vous le vivez forc\u00e9ment mal. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, il n\u2019y avait pas les r\u00e9seaux sociaux, toutes ces choses qui permettent de communiquer soi-m\u00eame. Cela aurait sans doute \u00e9t\u00e9 diff\u00e9rent.<\/p> \u00c0 l\u2019Op\u00e9ra de Paris, le passage \u00e9clair de Benjamin Millepied comme directeur de la Danse, et aujourd\u2019hui les difficult\u00e9s auxquelles Aur\u00e9lie Dupont, qui lui a succ\u00e9d\u00e9 \u00e0 ce poste, doit faire face, montrent \u00e0 quel point il peut \u00eatre compliqu\u00e9 de r\u00e9ussir sur ce type de fonction \u00e0 responsabilit\u00e9s\u2026 \u00a0 \u00a0<\/p> Je ne crois pas, m\u00eame s\u2019il avait raison sur beaucoup de choses. Il n\u2019y avait pas toujours la forme. Rudolf \u00e9tait col\u00e9rique, pour moi c\u2019est le dernier tsar de Russie. Il arrivait, drap\u00e9 dans tous ses ch\u00e2les, d\u00e8s qu\u2019on ne comprenait pas un truc, il prenait le sabot et l\u2019envoyait. Mais j\u2019ai toujours fait abstraction de cela. Je me suis toujours dit : \u201cprends, regarde\u201d. Le probl\u00e8me, c\u2019est que les gens voient mais ne regardent plus. Notre soci\u00e9t\u00e9 est dans l\u2019instant T, on zappe. Nous, nous observions beaucoup. Malgr\u00e9 ses d\u00e9bordements de caract\u00e8re, c\u2019est quelqu\u2019un qui nous a marqu\u00e9s \u00e0 vie. Il nous a transmis sa passion et son c\u00f4t\u00e9 absolu dans le travail. Nous avons tous cette marque de fabrique, que la nouvelle g\u00e9n\u00e9ration n\u2019a pas. Mais ils ont autre chose, d\u2019autres qualit\u00e9s. Il faut adapter notre vision, peut-\u00eatre un peu d\u00e9form\u00e9e, \u00e0 ce qu\u2019il y a maintenant. Rudolf Noureev avait non seulement cette carri\u00e8re incroyable, cette aura, c\u2019\u00e9tait une l\u00e9gende vivante, mais il nous aimait aussi beaucoup. Il disait toujours : les danseurs de l\u2019Op\u00e9ra de Paris sont capables de tout danser, de danser mes ballets \u2013 au niveau du r\u00e9pertoire classique le sien est le plus difficile \u2013 et on sentait qu\u2019il y avait une admiration.<\/p> \u00a0<\/p> Oui, ou valoris\u00e9s, aim\u00e9s. Mais le management, c\u2019est ce qu\u2019il y a de plus dur, dans n\u2019importe quelle entreprise. Il peut y avoir tr\u00e8s vite des conflits \u00e0 cause d\u2019interpr\u00e9tations. \u201cUntel m\u2019a dit cela, tel autre a eu un geste qui m\u2019a fait penser que\u2026\u201d On tombe tr\u00e8s vite dans la sur-interpr\u00e9tation mais malheureusement c\u2019est humain. Il faut en avoir conscience et savoir le d\u00e9samorcer tr\u00e8s vite.<\/p> \u00a0<\/p> Dans ma compagnie, sur des projets comme Lorenzaccio (du 1er au 10 f\u00e9vrier 2019 \u00e0 la Salle Pleyel \u00e0 Paris, puis en tourn\u00e9e, ndlr), nous sommes 11 com\u00e9diens-danseurs. Je me d\u00e9finis comme un couturier qui fait du sur-mesure. Chaque artiste que j\u2019ai en face de moi, je l\u2019observe \u2013 on s\u2019observe d\u2019ailleurs car c\u2019est un \u00e9change \u2013 et puis je vais m\u2019int\u00e9resser \u00e0 eux et essayer de tirer le meilleur de mes artistes en les accompagnant avec bienveillance, douceur et en r\u00e9agissant diff\u00e9remment selon les personnes. Quand vous avez un corps de ballet de 150 danseurs, c\u2019est plus difficile \u00e0 appliquer.<\/p> \u00a0<\/p> C\u2019\u00e9tait important d\u2019avoir l\u2019ind\u00e9pendance artistique. Avec elle vient l\u2019ind\u00e9pendance \u00e9conomique. Et c\u2019est encore autre chose \u00e0 g\u00e9rer, c\u2019est tr\u00e8s lourd. Mais c\u2019est formidable de se dire que l\u2019on est \u00e0 l\u2019initiative de tous les projets. Je choisis ce que je veux faire, je n\u2019ai pas de conseil d\u2019administration qui va m\u2019imposer telle ou telle chose, qui va mettre un veto sur un projet artistique que je trouve essentiel pour la compagnie. Quand vous avez des gens qui d\u00e9cident pour vous, vous avez beau argumenter, vous revenez parfois bredouille. Lorsque nous avons des id\u00e9es de spectacle avec Julien Derouault, nous allons nous donner les moyens d\u2019y arriver.<\/p> \u00a0<\/p> Oui. D\u2019autant que nous sommes producteurs. La compagnie peut s\u2019arr\u00eater du jour au lendemain. Il y a toujours un challenge et une \u00e9p\u00e9e de Damocl\u00e8s, mais c\u2019est \u00e7a qui donne de l\u2019adr\u00e9naline. Et on se sent vraiment vivant, parce que rien n\u2019est jamais acquis !<\/p> \u00a0<\/p> Oui. Ce qui est important c\u2019est de transmettre certaines valeurs dans la danse. \u00c9videmment que pour acc\u00e9der \u00e0 ce Graal qu\u2019est l\u2019\u00c9toile, surtout \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra de Paris, il faut de l\u2019abn\u00e9gation, du travail, et encore du travail, de l\u2019ouverture d\u2019esprit, de l\u2019analyse, du d\u00e9passement de soi. Ce sont des choses qu\u2019il faut prendre tout petit, car il faut cette conscience tout de suite. Il faut surtout que les enfants se posent la question : \u201cPourquoi je danse ?\u201d Un geste doit \u00eatre charg\u00e9 de sens (\u2026) C\u2019est dans cette logique de transmission aussi que j\u2019ouvre en cette rentr\u00e9e des cours r\u00e9guliers \u00e0 la Compagnie, \u00e0 tout public.<\/p> \u00a0
\nC\u2019est aussi un univers de comp\u00e9tition, de rivalit\u00e9s. Comment l\u2019avez-vous v\u00e9cu ? Avez-vous \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9e vous aussi d\u2019entrer dans ces sch\u00e9mas pour faire votre place ?<\/h3>
Cela paye-t-il pour certains ?<\/h3>
En 1998, vous quittez \u00e0 35 ans l\u2019Op\u00e9ra de Paris, bien avant l\u2019\u00e2ge fatidique pour un danseur. La d\u00e9cision a-t-elle \u00e9t\u00e9 douloureuse ?<\/h3>
Lorsque vous quittez l\u2019Op\u00e9ra, vous \u00eates nomm\u00e9e \u00e0 la direction g\u00e9n\u00e9rale du Ballet National de Marseille. Vous y restez 6 ans, mais cette p\u00e9riode a \u00e9t\u00e9 compliqu\u00e9e. Avez-vous eu le sentiment de ne pas \u00eatre comprise par les danseurs ? Ou que le travail ne suffit pas toujours \u00e0 entra\u00eener les hommes derri\u00e8re soi ?<\/h3>
\nJe ne connais pas les tenants et les aboutissants. Je ne le vis pas, donc je ne permettrais pas d\u2019apporter une opinion. La seule chose que je pourrais dire, c\u2019est qu\u2019il faut oublier le monde que l\u2019on a connu. Il faut garder les bons souvenirs, car c\u2019est incroyable d\u2019avoir c\u00f4toy\u00e9 des artistes comme Noureev, Patrick Dupond, Forsythe, Robbins, Mats Ek, Roland Petit, Maurice B\u00e9jart, Cunningham\u2026 Mais je pense qu\u2019\u00e0 un moment, la vie change et les g\u00e9n\u00e9rations qui se succ\u00e8dent ne se ressemblent pas. Cela peut cr\u00e9er de l\u2019incompr\u00e9hension, il peut y avoir une sorte d\u2019autorit\u00e9 mal per\u00e7ue.<\/p>
\nPourrait-on encore manager comme Rudolf Noureev aujourd\u2019hui ?<\/h3>
Faut-il admirer ses \u00e9quipes pour bien manager, que les collaborateurs se sentent reconnus ?<\/h3>
Justement, quel type de manager \u00eates-vous ?<\/h3>
\u00c0 l\u2019image de ces cadres qui abandonnent des postes convoit\u00e9s dans de grands groupes pour monter leur projet, vous d\u00e9cidez en 2004 de fonder votre compagnie Le Th\u00e9\u00e2tre du Corps, avec votre compagnon Julien Derouault. Pourquoi \u00e9tait-il important pour vous d\u2019avoir \u00e0 la fois une ind\u00e9pendance artistique et administrative ?<\/h3>
En revanche, vous prenez les risques ?<\/h3>
Vous avez publi\u00e9 chez Michel Lafon, une s\u00e9rie de livres pour enfants intitul\u00e9s \u00c9toile<\/a>, dont le Tome 3 sortira en octobre. Faut-il voir dans ces ouvrages qui reviennent sur votre histoire, une volont\u00e9 de transmettre ?<\/h3>
\n