{"id":3970,"date":"2020-06-04T18:22:28","date_gmt":"2020-06-04T16:22:28","guid":{"rendered":"https:\/\/courriercadres.cosavostra.com\/le-teletravail-generalise-cest-le-risque-de-voir-le-travail-simmiscer-absolument-partout-dans-notre-vie\/"},"modified":"2023-07-18T10:09:08","modified_gmt":"2023-07-18T08:09:08","slug":"le-teletravail-generalise-cest-le-risque-de-voir-le-travail-simmiscer-absolument-partout-dans-notre-vie","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/courriercadres.cosavostra.com\/le-teletravail-generalise-cest-le-risque-de-voir-le-travail-simmiscer-absolument-partout-dans-notre-vie\/","title":{"rendered":"\u201cLe t\u00e9l\u00e9travail g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9, c’est le risque de voir le travail s’immiscer absolument partout dans notre vie\u201d"},"content":{"rendered":"
Mon point de d\u00e9part, c\u2019\u00e9tait\u00a0cette rh\u00e9torique\u00a0selon laquelle l\u2019automation, les robots et l\u2019IA vont un jour nous lib\u00e9rer du travail<\/a>.\u00a0En effet,\u00a0l\u2019on s\u2019aper\u00e7oit que tout ce temps que la digitalisation et la robotisation\u00a0sont cens\u00e9s nous faire gagner, est en fait du temps pendant lequel nous continuons de travailler. En souhaitant comprendre pourquoi, j\u2019ai d\u00e9couvert que les mutations technologiques actuelles ne nous emmenaient pas vers une lib\u00e9ration, mais vers une d\u00e9gradation du travail.<\/p> Cette d\u00e9gradation prend plusieurs formes. Elle est d\u2019abord environnementale : le productivisme actuel d\u00e9truit la nature. Elle est ensuite sociale : nous assistons \u00e0 une sorte de d\u00e9classement des travailleurs, avec le d\u00e9veloppement d\u2019un\u00a0travail \u00e0 la t\u00e2che<\/a> qui met les individus en comp\u00e9tition et nie leurs comp\u00e9tences.<\/p> Mais au-del\u00e0, un dogme voudrait d\u00e9sormais que nous nous devons, en permanence, de nous adapter.<\/a>\u00a0\u00c0 des march\u00e9s en \u00e9volution, \u00e0 des technologies, mais aussi \u00e0\u00a0notre environnement ext\u00e9rieur. Le bureau va changer, il ne sera plus fixe : vous devrez faire preuve d\u2019agilit\u00e9. Au-del\u00e0 de l\u2019open space, c\u2019est le concept en vogue du flex-office<\/a>, o\u00f9 chacun doit trouver chaque matin une table pour se connecter. Derri\u00e8re cette id\u00e9e d\u2019autonomie et d\u2019adaptation, il y a aussi\u00a0celle selon laquelle\u00a0vous pouvez travailler de n\u2019importe o\u00f9 : chez vous, dans un caf\u00e9\u2026<\/p> Avant la crise du Covid-19, ce mouvement vers le travail mobile \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 en cours. Et je faisais le constat que mine de rien, en travaillant de n\u2019importe o\u00f9, nous laissions le travail remplir tous les recoins de nos vies. Tant que le travail\u00a0restait localis\u00e9 dans une entreprise, nous pouvions d\u00e9limiter un temps de travail bien pr\u00e9cis. Mais d\u00e8s lors que nous pouvons\u00a0nous re-connecter chez nous\u00a0ou ailleurs, une porosit\u00e9 tr\u00e8s dangereuse entre la sph\u00e8re priv\u00e9e et la sph\u00e8re professionnelle s\u2019op\u00e8re.<\/p> \u00a0<\/p> \u00a0<\/p> Ce ph\u00e9nom\u00e8ne, le t\u00e9l\u00e9travail g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 n\u2019a fait que l\u2019accentuer. Il l\u2019a d\u2019abord rendu massif. Le travail \u00e0 distance\u00a0concernait 30 % des salari\u00e9s du priv\u00e9 en f\u00e9vrier 2020<\/a>,\u00a0mais de fa\u00e7on tr\u00e8s occasionnelle. Pendant le confinement, ce sont\u00a040 % des salari\u00e9s<\/a>\u00a0qui ont adopt\u00e9 le t\u00e9l\u00e9travail.\u00a0Et ils sont\u00a070 % \u00e0 souhaiter continuer. Face \u00e0 cet\u00a0engouement, je reste r\u00e9serv\u00e9e, voire critique. Car derri\u00e8re cette modalit\u00e9 de travail, pointe le risque d\u2019une dilution, d\u2019une indiff\u00e9renciation entre l\u2019intime et le publique. Ce qui peut \u00eatre dangereux pour les travailleurs\u00a0comme pour\u00a0notre soci\u00e9t\u00e9.<\/p> \u00a0<\/p> \u00a0<\/p> Beaucoup disent que ces conditions de t\u00e9l\u00e9travail, d\u00e9grad\u00e9es<\/a>, ne sont pas vou\u00e9es \u00e0 se p\u00e9renniser : tout rentrera dans l\u2019ordre quand toutes les \u00e9coles red\u00e9marreront (en septembre). Ceci dit, comme je l\u2019\u00e9voquais d\u00e9j\u00e0 dans mon livre, il existe tout un travail secondaire que\u00a0beaucoup\u00a0effectuent \u00e0 domicile une fois rentr\u00e9s du bureau. Certains se d\u00e9p\u00eachent de coucher les enfants pour reprendre un dossier inachev\u00e9. C\u2019est le cas, notamment, chez les femmes. En particulier les\u00a0 cadres, qui ont de l\u2019ambition et qui se laissent ainsi envahir par le travail. Avant le Covid-19, ce ph\u00e9nom\u00e8ne occupait d\u00e9j\u00e0 les esprits. L\u2019open space (au travers duquel nous sommes sollicit\u00e9s en permanence) s\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0, en quelque sorte, immisc\u00e9 dans notre intimit\u00e9 et dans notre esprit, \u00e0 tel point que m\u00eame chez nous, nous continuions de penser au travail.<\/p> \u00a0<\/p> \u00a0<\/p> Je constate que le t\u00e9l\u00e9travail, tel qu\u2019il est mis en avant, ne peut que renforcer l\u2019atomisation du travail dans tous les recoins de nos vies. C\u2019est le risque de voir le travail s\u2019immiscer absolument partout dans nos vies. Je ne nie pas le ressenti positif de beaucoup de t\u00e9l\u00e9travailleurs. Je comprend bien l\u2019int\u00e9r\u00eat pratique de ce syst\u00e8me (plus de transports, davantage de temps\u2026). Mais d\u2019un point de vue soci\u00e9tal, si je r\u00e9fl\u00e9chis quelle soci\u00e9t\u00e9 il pourrait construire (individualiste, in\u00e9galitaire), il m\u2019est difficile de ne pas rester r\u00e9serv\u00e9e.<\/p> \u00a0<\/p> \u00a0<\/p> Un autre travail est possible. Ma piste la plus structurelle, c\u2019est celle du \u201cbricolage\u201d<\/a>. A l\u2019inverse des \u201cprocess\u201d propres au productivisme,\u00a0cette voie\u00a0ferait du travail une \u201caction libre\u201d ; dans la mesure o\u00f9, s\u2019il se fixe un but vis\u00e9 comme effet pr\u00e9visible, il laisse ouverte la possibilit\u00e9, selon les circonstances, d\u2019improviser. Plut\u00f4t que de confier des \u201ct\u00e2ches\u201d \u00e0 des travailleurs disciplin\u00e9s, cette id\u00e9e un peu utopique consisterait \u00e0 proc\u00e9der par t\u00e2tonnement, en co-construction.<\/p> L\u2019autre piste, ce serait\u00a0avant tout d\u2019essayer de r\u00e9sister soi-m\u00eame \u00e0 l\u2019envie d\u2019ouvrir son ordinateur le soir. L\u2019id\u00e9e est de reprendre le contr\u00f4le. C\u00f4t\u00e9 management, le t\u00e9l\u00e9travail a montr\u00e9 que les gens pouvaient se d\u00e9brouiller seuls, sans forc\u00e9ment avoir besoin d\u2019un petit chef. Mais je crains que dans la soci\u00e9t\u00e9 qui est la n\u00f4tre aujourd\u2019hui, le danger ne vient pas de l\u2019ext\u00e9rieur, mais de nous-m\u00eame. Nous avons tellement int\u00e9gr\u00e9 l\u2019id\u00e9e que ce que nous pouvons faire, nous devons le faire !<\/p> C\u2019est une sorte de principe moral, qui s\u2019est impos\u00e9 depuis plusieurs d\u00e9cennies. Comme le th\u00e9orise le philosophe Byung Chun Han<\/a>, nous\u00a0\u00e9voluons dans une \u201csoci\u00e9t\u00e9 de la performance\u201d o\u00f9 nous ne vivons plus sous la coupe de managers tyranniques, mais o\u00f9 nous sommes nos propres despotes. Des travailleurs indiff\u00e9rents aux autres, en attente de gratifications, tout entier occup\u00e9s \u00e0 \u201cperformer\u201d dans leurs t\u00e2ches. Qui ont d\u00e9couvert avec le confinement et le t\u00e9l\u00e9travail \u00e0 plein temps le plaisir supr\u00eame de travailler tout le temps, et sans les autres. Cette cette logique qui aboutit\u00a0chez certains au burn-out.<\/p> Aujourd\u2019hui, le plus important n\u2019est donc pas tant de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 comment\u00a0rendre le management plus souple,\u00a0mais de trouver chacun les moyens de lutter contre ces petits tyrans internes qui nous gouvernent. Je ne consid\u00e8re pas le le t\u00e9l\u00e9travail comme mauvais en soi. Mais je me permets d\u2019alerter sur ses vices cach\u00e9s. \u00c0 nous de rester vigilants.<\/p> \u00a0<\/p> \u00a0<\/p> * Fanny Lederlin,\u00a0Les d\u00e9poss\u00e9d\u00e9s de l\u2019open space<\/a><\/em>, PUF, 2020.<\/p>LIRE AUSSI :<\/strong>\u00a0T\u00e9l\u00e9travail : \u201cLa tentation est grande de se replier sur soi\u201d<\/a><\/h5>
Le t\u00e9l\u00e9travail contraint et confin\u00e9 a-t-il chang\u00e9 quelque chose \u00e0 cela ?<\/h3>
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Le t\u00e9l\u00e9travail confin\u00e9 a d\u2019ailleurs quasiment \u201cbanalis\u00e9\u201d le t\u00e9l\u00e9travail au milieu des enfants\u2026<\/h3>
LIRE AUSSI :<\/strong>\u00a0T\u00e9l\u00e9travail d\u00e9confin\u00e9 : \u201cIl faut adopter sans tarder une politique de pr\u00e9vention massive\u201d<\/a><\/h5>
Votre regard\u00a0est-il diff\u00e9rent,\u00a0aujourd\u2019hui ?<\/h3>
LIRE AUSSI :<\/strong>\u00a0Travail, management : \u201cIl y aura un avant et un apr\u00e8s confinement\u201d<\/a><\/h5>
Au-del\u00e0 du t\u00e9l\u00e9travail, le probl\u00e8me n\u2019est-il pas li\u00e9, plus profond\u00e9ment, \u00e0 notre rapport au travail lui-m\u00eame ?<\/h3>